Il est dans l’air vietnamien une chaleur battante, sous le soleil de septembre, celui qui vient caresser les champs entre les pluies de la mousson. Des rizières, immobiles, grimpent le long des versants de collines comme autant de marches vers les sommets. Au-dessus, les deux roues vrombissent sur la route sinueuse qui mène de Bac Ha aux villages du bout de la vallée, où paraît-il, il y a des plantations de thé et de café – en fait, on ne le saura jamais.
Au détour d’un virage, une rizière arrondie attire l’œil de curieux qui, le temps de quelques photos, s’y arrêtent. Au loin, près d’une maison encerclée de champs de riz, de noires silhouettes s’affairent sous le soleil, dévalent la pente de la colline au pas de course. Des bosquets de plantes tapissent le sol rocailleux qui dégouline jusqu’aux berges d’un petit ruisseau. Elles portent des bouquets d’immenses végétaux, de grandes feuilles vertes en forme de soleil. L’une après l’autre, les silhouettes arrivent au bord de l’eau, là où déjà un tas de feuilles fraîchement cueillies jonche le sol ; là, elles s’allongent. Quelques feuilles hissées au-dessus de leur tête offrent une ombre précieuse.
Lam jette un regard derrière l’épaule, elle a entendu un bruit dans la descente depuis la route.
« Regarde Nga, dit-elle en donnant un coup de coude à sa sœur jumelle, y’a deux blancs qui arrivent !
– Ils se sont perdus tu crois ? »
Ils ne se sont pas perdus, loin de là ; ces rizières rondes surplombant le cours d’eau dégagent la quiétude d’une terre lointaine. Et puis, ils ont été intrigués par ces tâches noires et roses dévalant la colline.
– Ils doivent avoir chaud eux aussi.
Lam regarde les blancs qui trempent discrètement les pieds dans le ruisseau. D’un grand signe de la main soutenu par un rire franc, elle les invite à les rejoindre. Les blancs s’installent sur le tapis de feuilles, sous l’ombre chaleureuse et odorante des végétaux.
Ces femmes, jeunes et moins jeunes, portent sur le visage les traits des travailleuses, celles qui se tiennent droites, sans trace de lassitude, avec leur peau foncée, leurs sourires sans âges, leurs mains fortes et lisses, les rides qui ponctuent le sourire de leurs yeux, le rire enfantin des pays du soleil.
Quelques minutes de timidité apparente, et les femmes se mettent à parler plus franchement, à rire. Elles portent des vêtements au noir intense, le pantalon, la tunique fermée par deux boutons sous l’aisselle droite. Les touches de couleurs, rose, orangée, sont peintes par un foulard surmontant leur tête et une ceinture qui maintient la tunique.
– Il veut nous prendre en photo ! Dit Hong, qui prend soin qu’aucune feuille ne tombe devant leurs visages. Quelques clichés plus tard, le blanc leur tend l’appareil.
– C’est nous ! Regarde nos têtes ! Elles se marrent. Je vais les prendre aussi, on appuie sur quel bouton ? Le blanc montre le bouton à Hong – en-dessous de l’appareil qu’elle tient à l’envers. Elles rient de plus belle.
Hong se lève, elle doit avoir trente ans tout au plus, un corps si menu, si petit, 1,50 mètres peut-être, et ce visage rieur, brillant, aux pommettes hautes qui soulignent de petits yeux noirs moqueurs.
– Venez on les invite pour le déjeuner ! Toujours le sourire aux lèvres. Je les emmène, je vous rejoins aux palmiers.
Aux blancs : « family ? »
Ils se regardent, pourquoi pas ?
Le petit sentier de terre et de cailloux se glisse entre la rizière et la colline, le long d’une barrière faite en bambou, sans doute pour empêcher les animaux d’entrer dans le champ. Le père de Hong se joint à la marche. Après quelques minutes de marche, ils arrivent devant la maison sur pilotis, celle qui est visible de la route. Les murs sont eux aussi en bambou ; les tiges, fendues dans le sens de la longueur, sont déroulées et aplaties, jusqu’à obtenir des bandes d’une dizaine de centimètres de largeur, quelques millimètres d’épaisseur et plusieurs mètres de longueur. Les bandes sont ensuite tressées en de grandes plaques carrées d’environ 1,50 carré qui, assemblées, forment des cloisons légères, élégantes et efficaces pour ces régions humides en été : imperméables et respirantes. Le toit est couvert d’une sorte de plante séchée, une large couche de feuilles superposées – mais oui mais bien sûr ! Ce sont des feuilles de palmiers, celles que les femmes cueillent en ce moment même sur les collines.
Quelques animaux de basse-cour font la causette sous la maison, sur une dalle en béton lisse et propre, une touche de matériau moderne offrant une certaine harmonie avec la douceur du lieu.
Hong accompagne les blancs dans la maison. Il faut monter un escalier en prenant soin d’enlever les chaussures. Dedans, un grand espace bordé par quelques lits fait office de salle de vie : salon, salle à manger, chambre. La charpente apparente dévoile quelques poutres peintes au-dessus d’un parquet doux et lisse. Au fond, un second espace est ouvert sur le salon, la cuisine. Le plafond, beaucoup plus bas, est couvert de traces noires de la cuisinière, un foyer à même le sol surmonté d’une grille. Pour alimenter le feu, de grandes branches (ou de petits troncs) traversant la cuisine sont régulièrement poussées vers l’intérieur du brasier qui ronge le bois peu à peu. Les fumées noires du bois encore humides restent coincées sous le toit, ce qui rend l’air de la pièce peu respirable ; d’ailleurs, les blancs sont conviés à s’asseoir dans le salon.
Des photos de famille, des portraits retouchés et lissés sur fond artificiel, sont accrochés à une poutre. Une splendide vue apparaît par les nombreuses ouvertures du salon, vers les rizières d’un vert presque argenté. Les blancs regardent autour d’eux avec enthousiasme. Ils partagent du thé avec le père, mais déclinent l’offre de fumer dans cette pipe à tabac en bambou aux allures de bang.
– Il fait des photos, il pourrait prendre les petites en photo, dit Hong. Les petites ont trois ans, Tseu est la fille de Hong, Lê une voisine dont la mère n’est pas là. Tseu et Lê ne se laissent pas franchement photographier ; rieuses la seconde d’avant, elles tirent un visage d’angoisse face à l’objectif. Ce grand homme blanc avec une barbe noire les impressionne. Hong n’en démord pas :
– Allez Tseu, fais un sourire !
Après quelques photos, Hong repart aux palmiers ; quelques gestes simple pour faire comprendre aux blancs de rester déjeuner.
Elles reviennent toutes une heure plus tard.
Ha, le mari de Hong (et donc le père de Tseu) a préparé le repas. D’autres hommes, peut-être les frère, les oncles ou les maris, reviennent des rizières. Dans une sorte de rituel, ils fument l’un après l’autre de grandes bouffées de tabac dans le bang en bambou.
Les tables sont installées : une nappe de paille sur le sol pour les hommes, un plateau de bois pour les femmes. La blanche s’installe à la table des hommes, ils l’y ont invitée, mais elle regarde les femmes, qui, encore hilares, lui font signe pour qu’elle les rejoigne. Elle se glisse sur le sol et la voilà à leur table.
Riz, légumes épicés, tofu bouilli, morceaux de porc et d’agneau marinés au citron vert et à la coriandre, le tout accompagné de riz gluant, toutes ces odeurs éveillent les papilles. La blanche n’a pas le temps de se resservir : les femmes ne cessent de poser des morceaux de viande et des légumes dans son bol.
Pour accompagner ce délicieux repas, chacun dispose d’un petit verre à shooter. Les bouteilles contiennent un liquide transparent qu’on pourrait prendre pour de l’eau : mieux, de l’alcool de riz. L’après-midi promet d’être festive et longue. Tradition respectée, celui qui porte le toast invite qui il veut à trinquer avec lui, puis serre la main à chacun.
» Qui boit ? Demande Nga, toujours hilare.
Giao, la mère de Lam et Nga, les traits du soleil coulent le long de son visage, formant autour de ses yeux et ses pommettes deux parenthèses pleines de gaité : « Allez-y molo avec la blanche, on ne sait pas, elle est peut-être enceinte. »
Giao regarde la blanche, main sur le ventre, ventre gonflé.
La blanche rit : » Khong, Khong » (non, non).
Les filles disent quelque chose que la blanche ne comprend pas et les voilà parties d’un fou rire général.
« Pháp ». Dit la blanche après quelques rasades d’alcool de riz.
» Qu’est ce qu’elle dit ?
– Pháp. Elle répète. Elle regarde Nga : « Vietnam », en la désignant, » Pháp « , en se désignant.
« Ah ! dit Nga. Française, elle dit qu’elle est Pháp ! »
Elles rient encore plus fort. La blanche aussi.
Chez les hommes ça discute. Hoan parle quelques mots d’anglais. Juste quelques mots. Mais finalement, chaleur et alcool faisant, tout le monde finit par se comprendre. A un moment, le blanc vient trinquer avec les femmes. Elles sont ravies, saoules. Encore des bols de riz, encore de l’alcool, la chaleur monte. Le blanc a repris l’appareil photo. Hong se retire quelques instants et revient, le pas titubant, avec une tunique noire, un foulard et une ceinture roses, qu’elle tend à la blanche. Cette dernière les enfile et, devinez quoi : ça les fait mourir de rire, les filles.
Peu à peu, le rythme ralentit. Tseu et Lê, les deux petites (on les avait presque oubliées !), ont l’air d’avoir trinqué pour les parents. Elles sont épuisées et ne demandent que des genoux pour s’endormir. Les femmes se dispersent, elles retournent travailler aux palmiers, certains hommes aux rizières. Les invités restent encore un peu, le temps de trinquer avec le père et le mari de Hong.
Tout le monde leur a proposé de rester faire la sieste, mais ils partent après les dernières rasades, un peu chancelants, tant que l’énergie inhalée pendant ces moments de rires et de joie reste plus forte que la fatigue de l’alcool.
Au bord de la route, perchée sur la colline d’en face, Nga rit toujours : « Regardez ils arrivent ! »
Elle est allongée sur le tas de feuilles, les paupières un peu tombantes, qui a été en partie déplacé en haut, là même où les blancs ont laissé leur moto. Elles attendent, là-haut. On ne sait pas quoi, mais elles attendent.
Nous repartons à toute petite allure, en faisant de grands signes de mains à ces visages inoubliables de femmes, vers Bac Ha, retrouver la chambre d’hôtel pour nous retaper de cette invitation inattendue.
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