Me voici seule sur la Terre, dans mon silence,
Brise légère, cliquetis des vitesses, frottement des freins, pneus sur la sente.
Dans la vallée, le soleil brille sur une rivière argentée.
Les montagnes sont nues, semblables à des tas de sable géants prêts à s’effondrer sur eux-mêmes. Quelques touffes d’herbes jaunes luttent pour survivre.
Je contemple ce lieu hostile, sans odeurs,
Un plateau aux couleurs ternes,
Un espace immense et vide,
Gouverné par le vent et les saisons.
Soudain, le décor se fige. Les jambes pédalent mécaniquement.
Je m’enfuis à l’intérieur de moi-même, en un clin d’œil, à des années lumières,
Ebranlée par les souvenirs. Les images défilent comme un film en accéléré.
Tombée de ma crête méditative, je nage dans un torrent de pensées impalpables.
J’oublie la chaleur du soleil,
Le froid de l’ombre,
La sueur qui coule,
La soif qui assèche la bouche.
« Je suis maintenant dans un train, lourd et bruyant »
Je suis maintenant dans un train, lourd et bruyant,
Un train qui secoue, en Birmanie à travers une jungle verdoyante. Des branches et des feuilles s’engouffrent par les fenêtres grandes ouvertes.
Puis ce train s’obscurcit, se remplit, grouillant, plein d’odeurs et de brouhaha ; je suis en Inde. Je rebondis, de wagon en wagon, de pays en pays.
L’odeur des fruits dans les trains en Thaïlande.
La bouilloire du transsibérien.
Et celui-là qui a déraillé, à la frontière Cambodgienne…
Tagadam, tagadam…
Je lève les yeux. Reprends conscience du décor. Herbes jaunes, soleil brûlant, air frais.
L’impression de traverser un interminable décor de Western. Le sentier s’enfuit vers les montagnes. Le soleil est à midi, il n’y a plus d’ombres sur les versants.
Quelques buissons aux baies rouges, de petits arbres en bord de rivière.
Et toujours ce silence qu’il faut chercher sur cette Terre bruyante et agitée.
Il y a seulement quelques grillons qui chantent.
Ces grillons me rappellent des cloches, sur les quais de Varanasi,
Au petit matin, avec les brumes et les milliers d’indiens qui réveillent le Gange.
L’esprit est retombé dans ses méandres.
Ma veste claque sous un coup de vent,
Comme les drapeaux de prière dans les montagnes tibétaines.
Quelques yacks poilus broutent entre les maisons en pierres sèches d’un village éternel.
Les montagnes ont poussé, elles culminent à 8000 mètres, croulent sous les glaciers.
Je ne pédale plus mais je marche.
J’oublie le crissement des roues sur les cailloux et me rappelle le pas lent, rythmique et lourd.
Cette vallée que j’aperçois à travers ma rêverie n’est pas à quelques heures de vélo mais une matinée de marche.
Je pense alors, à cette solitude qui colle au voyageur.
Même en voyageant à deux, à plusieurs.
Pas les épaules pour consoler, pas de comptes à rendre.
Disparaître, ne plus exister pour personne d’autre que pour nous-mêmes.
« La peur d’être oublié, châtié dans le dos, incompris »
Apprécier de suivre cet itinéraire improvisé, qui s’ouvre devant nous et rejette dans une lointaine dimension de la mémoire les raisons que nous nous donnions pour ne pas partir ;
La peur de perdre, ses amis, l’amour, l’affection, les châteaux de carte ;
La peur de ne plus avoir d’influence sur ce qu’on est aux yeux des autres ;
La peur d’être oublié, châtié dans le dos, incompris.
Ça n’a aucune importance. Je suis là où je dois être, maintenant, le sourire au cœur, en accord avec le monde, honnête comme je ne l’ai jamais été avec tous les mots que je babillais.
Alors que le soleil décline, j’ai abandonné toute tentative de reprendre l’observation méditative.
Les montagnes sont sublimes, je les vois sans les observer.
L’esprit peut bien s’emballer pour une fois, je sais que les rêveries n’ont plus la même emprise émotionnelle sur moi. Je les laisse vivre, sereine, continuant cette promenade qui, nuit après nuit, route après route, n’aura d’autre terme que le bout infini de la Terre…
Cette fureur d’abattre les kilomètres m’attrape.
Le corps est en tension, le souffle profond.
Parfois, la piste est couverte de sable et de pierres, les pneus s’enfoncent et glissent.
Les bras et les épaules fatigués ne tiennent plus le guidon. Il faut pousser.
Ça monte, le vent souffle, le soleil tape.
Petit à petit, je me laisse engluer dans cet état d’épuisement et de pureté qui ne s’achète qu’au prix de la sueur ; quand on a choisi d’être là, on y trouve son âme et sa liberté.
Je ne pense plus, les secondes ou les minutes ou les heures s’écoulent, sans que rien ne perturbe cette absence au monde. Un instant, j’ai l’illusion d’être vraiment seule. Mais une intrusion de la civilisation s’immisce ; les câbles à haute tension au fond de la vallée, présence incongrue, grésillent, réguliers, électriques…parfois, un avion dans le ciel crève le bleu de ses fumées blanches, ou un véhicule passe en levant un nuage de poussière… L’envahisseur s’éloigne, puis disparaît.
Me voici seule sur la Terre, dans mon silence…
4 Comments
Quel plaisir, Coline de retrouver ta plume, ta sensibilité et la beauté de ton âme.
Quel plaisir, Marcel de retrouver la pureté et la lumière de tes clichés.
Quelle magnifique façon de terminer ma journée!
Merci.
Patricia.
Coucou Patricia, merci pour ces mots qui nous font plaisir. On espère que tout va pour le mieux dans la tribu 😉
Coucou les jeunes !
Joli texte , jolies photos , jolies pensées à lire un 8 mai, au soleil du matin, accompagnée par le chant des oiseaux. Ce calme ne va pas durer malheureusement. Je sent une petite crainte de retrouver un jour le monde des vivants , les autres , nous …
Prenez bien du plaisir encore , le monde moderne est parfoit dur à supporter ! Tiens des motos passent dans ma rue … Un travers du GPS , prendre le chemin le plus court !
Je vous embrasse très fort avec amour . Béa
Une crainte ? non… Les oiseaux chantent aussi en Ardèche, et le calme y est présent au moins six mois de l’année. Le monde moderne est partout, mais on ne nous oblige pas encore à l’emporter avec nous, où qu’on aille, où qu’on vive. On a bon espoir que l’atterrissage se fera en douceur, et ne sera d’ailleurs qu’une continuité, plutôt qu’un « retour » 😉