Je tâtonne, à moitié réveillée, pour rassembler mes affaires. Il est 4h, l’alarme m’a sortie d’un sommeil de plomb. À travers la nuit profonde, je discerne à chacune de mes expirations de la vapeur sortir de ma bouche.
Au camp de base du Thorung La
La chambrée se lève. Adrian le suisse allemand allume l’unique ampoule de la chambre, une lumière jaune et grésillante. Quatre lits sont encastrés dans un espace poussiéreux, bas de plafond. Le froid est pénétrant, renvoyé par les épais murs en pierre de la pièce jamais chauffée. Christian, le quatrième locataire, un norvégien de 19 ans, est écrasé sous trois lourdes couvertures fournies par l’auberge. Il s’extirpe tant bien que mal de la chaleur précaire de son lit en soulevant un nuage de poussière.
Nous enfilons nos vêtements chauds. Les corps sont blancs, amaigris, et paraissent frêles sous toutes ces couches melotonnées. Les gestes habituels ; le sac de couchage compacté dans sa pochette, qui sera rangé à sa place tout en haut de mon sac à dos, les chaussures péniblement lacées par des doigts frigorifiés. Je prends mon sac, saisis mes bâtons en bambou, et disparais par la porte grinçante.
Dehors, une fine couche verglacée couvre le sol. Des dizaines de chambres s’enchaînent, pouvant accueillir en haute saison plus de cent cinquante personnes. Mais aujourd’hui dans la salle de repas, seule une quinzaine de marcheurs sont réunis. Un brouhaha de voix et de vaisselle se mêle aux portes qui claquent, aux rires, aux conversations discrètes. Je n’ai pas très faim, il est trop tôt. Je me force à avaler un porridge insipide pour me tenir l’estomac.
A 5h précises, Marcel, Adrian et moi attaquons le sentier accidenté du col. Aussitôt que la porte de l’auberge se referme, un silence cotonneux nous enveloppe. Des flocons de neige scintillent à la lueur de nos frontales éclairant seulement quelques mètres devant nous.
Petits pas vers les hauteurs…
Marcel a profité des dernières heures de jour de la veille pour se rapprocher du col et repérer le chemin. Il nous indique les passages glissants en plongeant la lumière de sa torche dans le vide nocturne. J’ai parfois du mal à les franchir sans son aide ; à ma droite, j’aperçois le début de pentes de neige que mon imagination malicieuse dessine vertigineuses et sans fond. Sous mes chaussures, la glace craquèle, les cailloux roulent, la neige se tasse…
Un très fin croissant de lune reflète une légère lueur sur les dômes enneigés. Le froid pénètre l’air pur. L’oxygène se raréfie toujours plus jusqu’à atteindre, à 5000 mètres, une teneur deux fois moins élevée qu’au niveau de la mer. La respiration est accélérée, les pas plus lourds.
Après une heure de marche à travers ce terrain glissant, le jour se lève doucement. Dans notre dos, des montagnes pointues se détachent d’un ciel clair. Quelques nuages se forment à l’horizon, d’un mauve irréel qui se consume vers l’orange. Bientôt, nous voyons suffisamment pour éteindre nos lampes. Nous traversons un petit pont métallique, grimpons au sommet d’une étroite arrête à travers une fine trace, creusée par le passage des marcheurs, les jours précédents, dans la neige glacée. Le sentier, bordé de pentes raides, file sur quelques centaines de mètres jusqu’à une maisonnette de pierre à la porte et aux fenêtres closes, peut-être un refuge ou un teashop.
Christian nous rattrape, avec ses grandes jambes et sa volonté de fer. Son guide, un népalais tout petit, le suit difficilement. Le jeune norvégien respire fort, s’arrête pour reprendre son souffle, repart aussitôt, son guide sur ses talons qui lui dit : « Slowly, slowly ! », et disparaît.
Vers 5200 mètres, je commence à peiner. J’oscille entre la douleur du manque d’oxygène et le plaisir immense de ne sentir rien d’autre que ma petitesse face à ce monde hostile. Mon sac appuie comme un fardeau sur mes épaules courbaturées, et mes poumons brûlent. Marcel s’éloigne. Nous avons pris l’habitude de marcher à notre rythme, et lui de m’attendre régulièrement ou du moins vérifier d’un coup d’œil par-dessus son épaule si je ne suis pas trop loin. Mais aujourd’hui, comme je marche à la même vitesse qu’Adrian, je laisse mon homme s’envoler vers le col avec ce bonheur plein que la haute montagne procure.
« Le froid pénètre l’air pur. L’oxygène se raréfie toujours plus jusqu’à atteindre, à 5000 mètres, une teneur deux fois moins élevée qu’au niveau de la mer. La respiration est accélérée, les pas plus lourds »
Je m’assois un moment, un peu étourdie. Adrian sort une bouteille de soda que je dois regarder avec avidité : avant même de l’ouvrir, il me la tend. Je sens les bulles écorcher ma gorge asséchée par le froid. La boisson me réchauffe, curieusement. Deux allemands s’approchent, accompagnés d’un tintement des clochettes tibétaines que nous entendions au loin depuis quelques temps déjà ; à leurs sacs sont accrochées ces petites cloches au son joyeux, une mélodie infatigable qui ne s’arrête qu’en même temps qu’eux.
Un autre son de cloches suit, plus grave celui-là. Très vite, je discerne cinq ou six mules sur lesquelles sont perchés les russes, ceux que nous avions croisés au lac Tilicho. Je n’envie pas le froid qui doit les fouetter, à cette altitude, sans efforts physiques pour réchauffer leurs corps immobiles. Leur passage m’a au moins redonnée du courage, le désir brûlant d’atteindre ce col à la force de mes deux jambes et de ma fierté, et pouvoir respirer à pleins poumons !
Nous repartons à travers des collines de neige, sous un soleil qui est enfin passé au-dessus des nuages. Je parviens à réchauffer mes doigts et mes orteils frigorifiés. Pied droit bâton gauche, pied gauche bâton droit… Je ne pense plus à rien. Je respire difficilement. Pied droit bâton gauche, pied gauche bâton droit… Il n’y a que le bruit des pas dans la neige. Pied droit bâton gauche, pied gauche bâton droit…
Une joie m’empare lorsque j’aperçois Marcel revenir, sans son sac. Il est reconnaissable entre mille avec sa haute silhouette, sa veste verte et ses Ray Ban sur le nez. Arrivé à notre hauteur, il saisit mon sac, pose une main encourageante sur mon épaule et repart aussitôt vers le sommet du col qui n’est qu’à quelques minutes de là, derrière un dernier monticule de neige.
5416 mètres, le haut du Thorung La
J’aperçois enfin le cairn avec tous ses drapeaux de prières, qui me paraît être à cet instant le plus beau monument du monde. Il est environ 8h. Le soleil a déjà bien entamé son ascension dans un ciel qui se charge de nuages à l’ouest. Une gaieté règne parmi les randonneurs. On prend notre temps, on se félicite, on échange des sourires, entre inconnus qui ont partagé ces instants suspendus. J’enlace Marcel qui a posé mon sac à côté du sien, et nous échangeons une accolade amicale avec Adrian. Nous y sommes, sur ce col que nous avions tant évoqué, imaginé, redouté… J’inspire profondément, et même si je sais que la journée est loin d’être terminée, un dénivelé négatif de plus de 1600 mètres attendant d’user nos genoux, j’ai l’impression d’avoir achevé le moment le plus difficile de cette longue marche de plusieurs semaines…
Derrière nous, il n’y a qu’un désert de neige ponctué de quelques rochers noirs. Devant, c’est un tout autre paysage qui s’offre à nous. Les falaises rugissantes du Mustang, coloriées de toutes les nuances de l’ocre au rouge, ravinées par des vents immortels aussi rudes que les montagnes de ce pays légendaire…
5 Comments
Ce soir, je me suis évadée en marchant ds vos pas, en souffrant avec vous en route vers les 5600m. Vous me scotchez vraiment avec vos longues marches dans le froid, les haltes ds les petites auberges misérables; les Ruskofs perchés sur leur bourriquot m’ont bien amusée, ça m’a fait penser à une balade sur un volcan aux Philippines, vraiment pas le truc méchant, juste beaucoup de poussière avant d’atteindre le lac, et là nous étions aussi les seuls à pied, tous les touristes étaient sur des pauvres chevaux faméliques qui devaient leur faire mal aux fesses, et les seuls mecs croisés à pied étaient bien sûr deux français.
Vous allez pouvoir passer votre diplôme de guide de haute -haute montagne en rentrant, les Chamoniards pourront aller se rhabiller!
Sinon ici un peu la déprime avec cette fichue pluie en non stop, un mois ok, deux mois pas grave, trois, quatre, plus drôle du tout, mais bon l’été arrive, ça va changer et le jardin est luxuriant:
pivoines, iris, pensées, berce du Caucase et premières framboises!
On se console en regardant 10 mn de foot, en allant voir de bons films et en mangeant avec les amis… l’actualité est violente et la lecture est aussi un havre de paix.
La semaine prochaine, on part 2 jours à Paris pour le diplôme de Polette, un cycle formateur qui se termine pour elle et l’inconnu pour la rentrée…c’est assez excitant et …angoissant!
Tu dois bien manquer à ta maman mais elle peut être fière de toi. Vous devez bien manquer à vos mamans, pardon!
Merci encore à tous les deux pour ces bons moments de lecture pleins d’émotion, de tendresse et de connaissances et gros bisous. mathé.
Cette marche est bien loin maintenant. Je veux dire, on en a vu et vécu depuis ! Mais quoi qu’on puisse s’imaginer de l’exotisme d’un voyage, des instants aussi précieux, difficiles, qui restent dans les jambes et la tête, sont rares. Et il faut aller les chercher !
De la pluie nous en avons eu cette semaine aussi mais c’était de la mousson torrentielle et joyeuse, dans une forêt tropicale du Meghalaya, grosses gouttes tièdes qui alourdissent les grandes feuilles grasses et les bambous.
Merci encore pour ce / ces mots et échanges Mathé, j’espère que le diplôme est passé comme une lettre à la poste, je m’en vais en quête de nouvelles dès maintenant.
On vous envoie tout l’été possible, ou plutôt on garde la pluie en Birmanie,
A bientôt
Coline & Marcel
C’est pareil pour moi…on peut très bien se mettre à ta place Coline et ressentir tes emotions…et aussi celles de Marcel de qui je retrouve ici une très belle description !!! Vous vivez des moments forts et uniques !!!
Sans doute que si tu avais été là (enfin, avec la neige et le froid ça paraît peu possible), il serait revenu deux fois sur ses pas pour prendre ton sac aussi !
Ca à l’air magnifique ! Je vous embrasse. Sharon