Un dernier texte pour clore la marche autour des Annapurna. Quand nous préparions nos sacs et permis de trek à Pokhara, nous avions l’idée de terminer le tour (Annapurna Circuit) par une percée dans le Sanctuaire (Annapurna Base Camp, ou ABC), sans savoir si nous en aurions encore l’énergie et l’envie. Vingt-deux jours de marche ininterrompus plus tard, près de 300km, plus de 9500m d’ascension et 6000m de descente dans des montagnes aux paysages incroyablement variés, la curiosité nous avait piqué au vif et nous étions en pleine forme.
Alors nous n’avons pas hésité ; comme point d’orgue à nos déambulations, après avoir tourné tout autour de ce massif englobant cinq 7000 et un 8000*, nous nous la sommes offerte, cette percée au cœur même du massif. Et même si les conditions climatiques n’étaient pas des plus faciles, les souvenirs et sensations physiques que nous en rapportions ont été un magnifique dernier chapitre à ces pérégrinations himalayennes…
Quand vient la pluie…
Le premier jour, la forêt est sauvage et gigantesque, le soleil pénètre à travers les rhododendrons et les bosquets de bambous. La chaleur humide nous fait dégouliner de transpiration. Mes yeux sont rivés sur le sentier, sans conscience. Tout semble plus intime, plus détaillé que sur les immenses plaines ouvertes des montagnes ; les pas, le chemin, les distances, les insectes qui tapissent le sol, coccinelles qui boivent une goutte d’eau perlant sur une feuille nervurée qu’un magnifique scarabée bleu tente péniblement d’escalader. Des mouches passent à côté de mon oreille comme des bolides. Au détour d’une clairière foisonnante de fougères et de hautes herbes, trois vautours prennent leur envol juste devant nos yeux, en faisant claquer leurs immenses ailes dans les airs. Au fond de la vallée un torrent gronde, gonflé des nombreuses cascades déferlant en longs filaments depuis les hauteurs des glaciers.
Peu à peu la végétation se réduit. La pluie se met à tomber à grosses gouttes alors que nous atteignons Deurali à la tombée du jour. Une couche grise menaçante s’étale de tout son long au-dessus de nos têtes, masquant le pic du Machhapuchhare que nous pouvions encore apercevoir dans l’après-midi.
Tout juste arrivés dans l’auberge, nous sautons sous une douche d’eau glaciale tant que nos corps sont encore chauds. Nous troquons les t-shirts humides de transpiration contre polaires, gants, bonnets et vestes imperméables qui nous préservent du froid le temps d’un repas. Mais ce soir-là, le plus grand réconfort se trouvera au fond de nos duvets, dans la chaleur des plumes de canards.
« Quand la pluie cesse, c’est pour laisser le froid tomber lourdement »
Le lendemain nous quittons Deurali à la première heure sous une pluie qui n’a pas cessé de la nuit. Très vite la végétation disparaît complètement. L’atmosphère est imprégnée d’une réalité impalpable, d’une nature capricieuse qui s’amuse à dissiper quelques secondes seulement la purée de poix stagnante pour révéler des falaises sombres tachetées d’herbes jaunes, et plus loin des montagnes blanches qui s’enfoncent dans l’infini. Petit à petit le sentier boueux laisse place à une couche blanche de neige glacée.
Petite réflexion pédestre
Quand la pluie cesse, c’est pour laisser le froid tomber lourdement, mais les nuages persistants annoncent de nouvelles intempéries. En milieu de matinée, nous enfonçons nos pieds dans la poudreuse et atteignons le camp de base du Machhapuchhare (MBC)**, bâtisses de pierre aux toits de tôle bleu sortis tout droit d’une base de spationautes. Nous quittons alors la vallée que nous remontions depuis la veille et bifurquons plein ouest. Une immense plaine de neige épaisse s’étale devant nos yeux. L’ABC est à 1h ou 2 de marche, nous a-t-on dit, tout dépend de notre pas et des conditions climatiques. Couverte de vêtements chauds, m’aidant des bambous, je me sens pleine de cette vigueur savoureuse des heures sans faille.
Parfois, au cours d’une journée harassante à grimper haut sur des crêtes pour redescendre dans de profondes gorges, à parcourir 4 ou 5 kilomètres seulement en l’espace de plusieurs heures, il arrive à la volonté du marcheur de sourciller un instant. Et cet instant de trop, le corps sait s’en venger ; les jambes qui s’alourdissent, les bras qui se ramollissent, l’énergie qui peu à peu s’envole, malicieusement irrattrapable.
Et il est d’autres jours où, bien que soumis aux rudes éléments de la montagne, le marcheur est en proie à une frénésie qui lui fait pousser des ailes. Aérien, vivace, comme porté par un désir insatiable d’aller voir plus haut, plus loin. C’est dans cet état léger, indolent, que je me hisse sur cette dernière pente enneigée menant au camp de base de l’Annapurna I.
Tempête au pays des neiges
La neige commence à tomber alors que je discerne les bâtiments du camp. Je rassemble mon énergie, suis la trace et me dirige par rapport à la veste verte de Marcel que je vois disparaître dans le brouillard. J’atteints plus vite que je ne l’aurais imaginé la salle de restaurant de l’auberge. J’ai à peine le temps de déposer mon sac dans une des chambres glaciales que la tempête se lève tout à fait. Des rafales de vent balaient un rideau de flocons obstruant toute visibilité, s’engouffrant par les ouvertures des portes et des fenêtres, congelant l’air, les draps, les vêtements. Blottis sous des couettes dans la salle de restaurant, nous tenons de nos doigts frigorifiés des tasses de thés brûlantes qui nous réchauffent à peine. Des marcheurs entrent au compte goutte dans la salle de restaurant, couverts d’une couche de neige gelée, toute parcelle de peau tant bien que mal dissimulée sous les vestes, écharpes, bonnets, capuches. Accolades de joie, d’épuisement.
Une éclaircie nous offre, en fin d’après-midi, un magnifique aperçu du Machhapuchhare. Mais l’Annapurna I, qui doit se dresser juste là derrière le camp, sommet largement évasé de ce qu’on a pu en voir dans les semaines précédentes, reste invisible.
Toujours invisible le lendemain, alors que les nuages toujours confortablement installés, immobiles, laissent pleuvoir de lourds flocons. Nous hésitons à rester une journée de plus pour peut-être avoir la possibilité d’une éclaircie ; mais le froid est dévorant, et dans un coin de notre tête nous envisageons un tout autre lieu de repos qui se situe à un peu plus de trente kilomètres d’ici…
Alors nous décidons de partir, tranquillement, après les premiers marcheurs qui se chargent de faire la trace dans le manteau neigeux de la plaine. Jusqu’au MBC, nous dévalons le chemin à une vitesse folle, utilisant parfois nos chaussures comme de petits skis et nos bâtons pour nous pousser. Mais après le MBC, la neige tassée par les marcheurs qui nous précèdent, n’est plus qu’une patinoire inclinée où chaque pas nous fait lutter pour ne pas glisser. Les quelques chutes dans des positions assez comiques nous font redoubler d’attention et je me demande si nous ne mettons pas plus de temps à descendre cette portion que nous avions mis à la monter.
Les royaumes démesurés de la Nature
Peu après avoir quitté le chemin de glace, nous atteignons Deurali. Etouffant sous nos multiples couches, nous nous débarrassons des vestes, polaires, collants, tout en observant un ciel qui se dégage au loin. Et dans la matinée, nous retrouvons les ambiances feutrées des bosquets de bambous et de rhododendrons aux fleurs d’un rose explosif. Celles qui me semblaient être des forêts humides m’apparaissent aujourd’hui, après tout ce blanc glacial, être des jungles mystiques abritant peut-être des animaux légendaires. Les longues mousses pendant des arbres ressemblent à des doigts vivants, les mille chants d’oiseaux du printemps se mêlant aux plocs des gouttes qui tombent des branches et rebondissent de feuilles en feuilles en une interminable symphonie.
« le marcheur est en proie à une frénésie qui lui fait pousser des ailes. Aérien, vivace, comme porté par un désir insatiable d’aller voir plus haut, plus loin. »
Maintes fois j’ai éprouvé ces sensations magiques d’être en un rien de temps projetée d’un monde à l’autre : de ma salle de classe à la table de déjeuner chez mon père, quelques 200 km et 3h plus loin. Du petit appartement bellevillois que mon amie Pauline m’avait prêtée un 15 août, à ma nouvelle chambre universitaire à Omaha, Nebraska, le 16 août, qui fut mon domicile pour l’année à venir. De l’activité parisienne au bordel indien de Delhi, en moins d’une journée… C’est vrai, l’homme a su inventer des moyens prodigieux pour voyager dans le temps.
Je n’ai toutefois jamais ressenti de manière aussi intense la force fantastique des jambes qui peuvent mener, en quelques pas, de l’infini neigeux des montagnes hautes à l’intimisme coloré de ces forêts d’altitude, joyeuses et suffocantes…
Et pour combler cette rêverie bien réelle, après une nouvelle rude journée – 35 km nous a-t-on dit – à redescendre jusqu’à Jhinu Danda, nous atteignons ce lieu de repos dont je parlais plus haut : les eaux turquoises des sources d’eau chaude où nous passons trois jours de détente. Charmants bassins en pierres, construits le long d’un torrent glacial, où il n’y a qu’à admirer la Nature et les nuages qui passent dans la bande de ciel apparaissant entre les falaises – ou les étoiles, quand à la nuit tombée nous nous prélassons encore dans l’eau chaude. Et parfois, une grande famille de singes langurs vient épier avec envie ces bipèdes à poils courts qui sans doute occupent leur territoire nocturne…
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* Langage montagnard pour désigner la hauteur des sommets. Vous savez sans doute qu’il existe 14 sommets de plus de 8000 mètres (les quatorze 8000, tous situés dans la chaîne himalayenne), dont le premier a avoir été vaincu en 1950 est justement l’Annapurna I (8091 mètres) par l’expédition française menée par Maurice Herzog.
** Le Machhapuchhare est une montagne sacrée qu’il est interdit de gravir. Ce « camp de base » semble donc porter son nom par la proximité de cette montagne (en fait il est juste au pied ouest) mais n’a pas l’air de servir réellement de camp pour des expéditions himalayistes, contrairement au camp de base de l’Annapurna I (où nous allons justement) qui accueille aussi bien les randonneurs dont c’est le but de la marche que les himalayistes qui comptent entamer une ascension du 8000.
2 Comments
quel bonheur de vous lire!
merci, merci pour ce retour encourageant !