Après quelques heures de marche, j’entends ce bruit régulier, critch-cratch… critch-cratch… le crissement des chaussures sur la piste caillouteuse. Viennent ensuite les sensations de l’effort : les jambes tiraillées par le manque d’activité physique des derniers mois, le poids du sac à dos, rempli du nécessaire (des vêtements chauds, un sac de couchage, de quoi lire et écrire) auquel s’ajoute un réchaud à gaz et l’équivalent de trente repas en nouilles lyophilisées. Autant de nourriture pour Marcel qui se charge, lui, de la tente – doux rêveurs que nous sommes d’imaginer la planter sur ce circuit bien tracé !
Au plus court, trois semaines de déambulations s’ouvrent à notre imagination, déjà enjouée du chemin que nous commençons à parcourir. Je l’admets, je suis un peu effrayée, trois semaines, c’est une première. Mais ce n’est rien comparé à l’enthousiasme qui me prend, alors que déjà aux premiers signes d’ascension, j’en bave.
Jeeps et camions de chantier
Nous avions quitté Pokhara la veille et abandonnions la civilisation citadine sous l’éclat rouge du soleil, naissant derrière les montagnes blanches, qu’une lune ocre fuyait à l’horizon. Quatre heures de bus jusqu’à Besishahar, et bien que certains trekkeurs s’empressent d’y trouver un autre bus pour Bulbule (10 kilomètres plus loin) ou mieux une Jeep pour s’enfoncer bien au-delà dans la vallée (et écourter ce « tour » des Annapurna), nous optons pour la solution la plus lente, et après tout la plus logique – marcher. Les 15 premiers kilomètres, nous empruntons une piste peu charmante (qui a l’avantage de nous dégourdir les jambes) encombrée de quelques bus, Jeeps et engins de chantier, soulevant des nuages de poussière blanche à leurs passages. Ces derniers assurent d’une part la construction d’un barrage à l’entrée de la vallée, d’autre part le fonctionnement d’une sablière, tous deux d’entreprise… chinoise évidemment : « Local people work there, or we make a revolution ! », déclare le jeune propriétaire de l’auberge où nous nous arrêtons la première nuit, juste avant le village de Ngadi.
« et même si nos chemins parfois se séparent, nous nous retrouvons souvent le soir, autour d’un repas chaud et d’un jeu de carte »
Nous sommes alors en compagnie de Marie, une canadienne bavarde et pleine d’enthousiasme, Or (c’est bien son prénom, Or) l’israélien d’un calme a priori impénétrable, et Tom, un jeune anglais dont la discrétion et la douceur sont contagieuses – marcher, sans bruit, tout simplement. Tous trois seront de nos compagnons de route pour les temps à venir, et même si nos chemins parfois se séparent, nous nous retrouvons souvent le soir, autour d’un repas chaud et d’un jeu de carte.
Rizières et chèvres aux poils longs, les prémices des hautes montagnes
Depuis le village de Ngadi situé à 900 mètres d’altitude, les basses montagnes se déroulent sur fond de timides forêts et pâturages. Les terrasses agricoles en plein labourage couronnent les collines, couvertes de petites fleurs mauves en forme de bouton. Des femmes aux robes colorées et de tous les âges s’y activent à coups de pioches, retourner la terre, la débarrasser des mauvaises herbes. Des maisonnettes blanches ceintes de jardins en pleine floraison et Guesthouse aux façades colorées filent le long des ruelles aux larges pavés de villages proprets qui s’enchaînent. En suivant le sentier classique, il est difficile de marcher plus de trois heures sans croiser un village.
Ce qui nous amène à ne finalement pas utiliser notre tente, c’est l’étrange fonctionnement de l’hôtellerie dans la grande majorité des villages du circuit : « Free room if you eat dinner and breakfast ». Bien entendu, la chambre gratuite est largement compensée par les prix exorbitants (pour le pays) du Menu.
Mis à part quelques randonneurs, des troupeaux de chèvres aux poils longs envahissant les sentiers bordés de bosquets de fins bambous, et des fermiers à la peau tannée chargés d’immenses fardeaux de branches feuillues ou de paille qu’ils portent à la façon des sherpas* (grâce à des lanières de tissus passées autour du front), la seconde moitié du mois de février est pauvre en activités. Nombreux sont les autochtones qui sont encore en villégiature hivernale dans les plaines et les villes (Besishahar pour certains, Pokara ou Katmandou pour d’autres). En outre, la saison touristique n’a pas commencé et d’après ce que nous entendrons plusieurs fois sur le trajet, les occidentaux ont déserté le pays, particulièrement depuis l’année dernière…
Les premiers émerveillements ne se font pas attendre ; dès le deuxième jour de marche, de hauts arbres fantastiques aux branches sombres et élancées pointillent les versants escarpés d’un canyon creusé par un torrent turquoise. Leurs larges et grasses fleurs rouges viennent d’éclore au soleil d’un printemps nouveau. Au-dessus, les terrasses de cultures sculptent les collines dont les plus hautes dissimulent leurs sommets dans d’épais nuages blancs qui teintent le tableau d’une lumière vive. Et tout cela sous un ciel d’un bleu azur qui nous reste fidèle pendant presque (je dis bien presque) tout le temps de notre marche.
La plaine de Tal, 1700 mètres d’altitude
Le troisième jour, nous grimpons des éboulements rocheux qui s’étendent le long de la Marsyangdi Nadi (la Rivière enragée), qui se faufile entre les rocs massifs, formant un ensemble de torrents et de cascades agités. En arrivant en haut, nous retrouvons le cours tranquille de l’eau, et là devant nos yeux s’étend l’immense plaine de Tal : « Ça me rappelle le Ladakh », me dit (la première fois qu’il le dit mais pas la dernière) Marcel avec les yeux brillants.
La plaine de Tal me donne le sentiment d’avoir ouvert une nouvelle porte vers les altitudes, une large vallée caillouteuse travaillée depuis des siècles par un cours d’eau éparpillé. Troupeaux de vaches noires couvertes d’un poil bien plus dru que leurs cousines des 1000 mètres d’altitude, enfants au visage ronds, les joues rougies par le froid et les yeux bridés par leurs sourires. Les premiers signes de la foi tibétaine nous accueillent à l’entrée du village. Nous actionnons les moulins métalliques sur lesquels sont inscrits les prières bouddhistes, Om mani padme om, et passons notre chemin.
« Je l’admets, je suis un peu effrayée, trois semaines, c’est une première. Mais ce n’est rien comparé à l’enthousiasme qui me prend, alors que déjà aux premiers signes d’ascension, j’en bave »
Sans le savoir encore, nous dirigeons nos pas vers les altitudes où les jours ensoleillés se terminent par des nuits froides, où les douches parfois glaciales sont une dernière épreuves après des journées déjà épuisantes, où le sommeil nous happe tôt dans la soirée pour nous offrir la joie des premières lueurs d’un lendemain intense, éprouvant et joyeux…
* Notre séjour au Népal nous a permis de comprendre que Sherpa (peuple venant de l’Est) est le nom de famille d’hommes originaires du sud-est du Tibet, agriculteurs et éleveurs pour certains mais essentiellement commerçants entre la Chine et l’Inde qui par leurs différentes aptitudes (vivre en altitude, marcher, porter) ont commencé à être embauchés en tant que porteurs à partir des années 1950 par les différentes expéditions d’himalayistes et dont l’histoire est aujourd’hui associée aux ascensions de hautes montagnes. Sherpa n’est donc pas nécessairement porteur et vice-versa, même si le nom en est devenu un synonyme.
6 Comments
c’est chouette des randonneurs qui aiment la lenteur..
C’est certainement le meilleur moyen pour apprécier les paysages grandioses qui nous entourent
J’espère qu’il y a encore du caoutchouc sous vos godasses …bonne balade !
On risque d’en manquer avant d’arriver en Australie… du coup on continuera à vélo à partir du nord-est de l’Inde.
Moi, ce qui m’impressionne le plus, ce sont les 30 paquets de nouilles… Quel courage! 🙂 Bisous
A vrai dire on n’a pas eu le courage, et je crois qu’on se passera des nouilles chinoises lors de nos prochaines randonnées. Le pain et le saucisson sont plus lourd mais mille fois meilleur 🙂 (bon, on en trouve malheureusement pas ici)