Ce matin-là, un fin tapis de neige couvre le paysage lorsque nous quittons Braga. Encastré dans une vallée fouettée par les vents, ce village à la vie discrète est surplombé d’un imposant monastère vieux de plusieurs centenaires entouré d’effrayantes falaises ravinées ocres et jaunes. Comme pour authentifier cette atmosphère désertique, des centaines de chocards à becs jaunes ont fait leurs nids dans les falaises, s’amusent avec le vent en poussant leurs cris stridents. En-dessous, sur les plaines jaunies par le froid et le soleil, des troupeaux de dzos, croisement entre un yak et un zébu, nous regardent passer avec leurs yeux ahuris. » Pardon pour le dérangement… »
En remontant la Khangsa Kola…
Nous marchons quelques heures sous de légers flocons de neige, malgré l’air plutôt doux, malgré le soleil perçant qui, à travers les nuages gris, inonde le village de Manang comme un tableau de maître. Perché sur des falaises en colonnades, Manang toise un large canyon creusé par la rencontre entre deux cours d’eau – la Khangsa Khola formée par les eaux du lac Tilicho, que nous suivrons jusqu’à sa source, et la Kone Khola, venant des hauteurs du col Thorung vers lequel nous nous dirigerons dans quelques jours.
« J’appellerais volontiers ce passage le « Chemin de la perdition », et ce sans compter sur les vautours solitaires qui de leurs cris réguliers comblent le sentiment de bout de la Terre »
Ce paysage désolé de richesses n’a plus rien à voir avec les mignonnes terrasses des premiers jours. Les rocs abrupts sont parsemés d’immenses sapins solitaires et arbres nus aux troncs si larges que nous pourrions nous y blottir. Nous traversons une passerelle métallique enjambant la Kone Khola pour emprunter la sente du lac Tilicho. Ce genre de passerelle que j’aurais été incapable de prendre il y a quelques temps, avec plusieurs dizaines de mètres de vide sous les pieds et des ondulations angoissantes. Arrivée de l’autre côté, le grondement du torrent s’éteint subitement, laissant place au mystérieux silence des plateaux. Mon Juke Box portatif, celui qui m’accompagne dans tous mes gestes, léger comme une pensée puisqu’il m’invite à choisir une chanson que je jouerai en boucle dans la tête, consciemment ou non, toute la journée et même le matin au réveil, jusqu’à ce qu’une nouvelle chanson vienne la chasser, est bloqué sur Tu verras, de Claude Nougaro. Je profite d’être distancée par Marcel pour mettre le son et voilà que je chante à tue-tête dans ces montagnes magiques, jusqu’à ce que je tombe nez-à-nez avec un Dzo en plein ruminage interrogateur ; y’a pas à dire, les Dzo sont un piètre public avec leur absence de réaction, le regard qui nous fixe.
Passé le village de Kangksar, nous apercevons le fond du canyon toujours bordé de falaises sablonneuses se perdant dans la pénombre des montagnes enneigées du Tilicho. Quelques femmes aux rides ensoleillées mènent leurs troupeaux en sifflant. Des vols de moineaux pépient et dansent dans les airs. Devant nous, il n’y a plus de village, plus de culture, plus que le relief brut d’une montagne qui s’élève vers le ciel. Le sentier nous fait grimper jusqu’à hauteur d’un grand hôtel, perché à 4200 mètres d’altitude, fermé en cette saison. Je commence à sentir les effets de l’altitude, même si notre balade de la veille vers un glacier (environ 4500 mètres) du pied de l’Annapurna III nous aura permis une légère acclimatation aujourd’hui bienvenue. Encore et encore nous grimpons, je me trouve dans cet état absurde d’exécrer ces ascensions inutiles, quand le chemin nous nargue au loin, redescendant tranquillement de quelques centaines de mètres d’altitude. En même temps, on ne vient pas en montagne pour prendre au plus court.
Les funambules
De loin, le sentier semble former une saignée si fine à travers une curieuse colline d’éboulis que je commence à me demander s’il est praticable. Un second sentier file vers de hauts plateaux perdus dans les nuages, dans une direction opposée à l’emplacement du camp de base du Tilicho que nous espérons atteindre dans l’après-midi. En nous approchant par les sentiers bordés de plantes arides et tranché de réguliers petits ruisseaux, nous constatons que c’est bien cette fine trace, le chemin du lac Tilicho !
Figurez-vous une large et haute colline couverte de gravillons, aux versants d’une platitude effarante et inclinés à 45°, de haut en bas. Imaginez quelques vestiges de hauts rocs creusés par les vents, si pointus et si plats qu’ils semblent sur le point de s’effondrer. Tracez une étroite saignée rectiligne à travers les pentes glissantes qui, lorsque le sentier heurte un des murs naturels, sillonne abruptement. Voilà, vous y êtes ! J’appellerais volontiers ce passage le « Chemin de la perdition », et ce sans compter sur les vautours solitaires qui de leurs cris réguliers comblent le sentiment de bout de la Terre.
Cette traversée suscite une tension physique proche de l’attention totale, et surtout ne pas regarder, ni en bas, ni en haut. A certains endroits, le sentier s’est effondré sous un pied un peu lourd ou sous le gel. Il faut alors enfoncer assez profondément dans le sol friable pour rester debout et ne pas glisser sur les centaines de mètres qui se déroulent juste en-dessous de nos yeux. Après une heure de cet effort continu, la fatigue physique conciliée à une faim tenaillante et à une courbature au niveau du tibia droit qui ne me lâche plus depuis deux jours, me tombent dessus comme une masse. Je deviens une sorte d’automate désarticulé sans grande maîtrise de ses mouvements, et je marche dans cet état létargique jusqu’à l’auberge du camp de base. Nous avons la surprise d’y retrouver Marie et Or qui reviennent justement du lac Tilicho. Tom s’est directement dirigé vers le col sans emprunter ce détour jusqu’au lac, pris par le temps.
Bourrés de riz, nous nous endormons tôt ce soir-là, épuisés, dans une chambre glaciale que nous partageons avec Adrian. Ce suisse allemand de 22 ans, rencontré la veille sur le glacier, alternent entre des voyages et son poste de cuisinier en suisses depuis quelques années. Il sera notre acolyte pour les prochains jours.
Le lac Tilicho, immaculé de blanc
Le lendemain, par un froid glacial, nous attaquons l’ascension vers le lac Tilicho. Près de mille mètres à gravir jusqu’aux 5000 mètres du plateau qui surplombe ce géant d’eau glacée. Nous sommes très vite essoufflée, bien que légers (les sacs à dos restent à l’auberge). Des kilomètres de sentiers montent en pente légère vers une grande barrière de pics enneigés. En contrebas, le ruisseau se faufile entre les éboulements d’une moraine grise. Nous ouvrons la marche et voyons apparaître plus bas les autres randonneurs, dont un groupe de russes accompagnés de leurs porteurs qui s’amusent à courir dans la pente. En haut, sur les vallons blancs de neige tôlée, nous sommes presque à hauteur des pics élancés du Miktinath Himal (montagne) qui s’étendent sous de magnifiques nuages, et au loin nous pensons deviner les hauteurs du Manaslu, l’un des quatorze sommets de plus de 8000 mètres de cette planète. La colline de gravillons que nous avons traversée la veille et que nous emprunterons une nouvelle fois le lendemain aux premières lueurs, appelée la Pusen Danda (colline), dissimule la sortie de la vallée menant vers Manang. Je songe à Maurice Herzog qui, il y a soixante-seize ans, empruntait ce sentier alors inconnu, découvrait le lac Tilicho gelé comme nous le voyons aujourd’hui, muni d’une carte très approximative de la région, imaginant arriver au pied de l’Annapurna I…
Il fait un silence glacial, la neige danse sur les hauteurs de la Grande Barrière, et tout au fond, de l’autre côté de ce lac onirique, de nouvelles montagnes aux rochers ocres se détachent de l’horizon avec leurs pics acérés.
« Quand nous le croisons, il parle à peine. Il esquisse tout au plus un léger sourire qui fendille ses lèvres gercées par le froid et le soleil »
Après avoir partagé un thé brûlant et du fromage de yak avec Adrian, après avoir observé le groupe de russe passer à toute vitesse le temps de quelques autoportraits devant le lac tout blanc, nous reprenons la pente descendante. Le vent s’est levé et menace de s’engouffrer dans les ouvertures de nos vêtements. Outre des familles de thars (chèvres sauvage) des montagnes occupés à brouter un sol rocailleux, nous croisons quelques randonneurs, dont un retardataire qui n’est autre que Daniel, l’homme de Singapour. Parti une nouvelle fois un peu tard, il n’a pas imaginé la difficulté d’une telle ascension avec le peu d’acclimatation que nous nous sommes accorder pour cette randonnée. Il semble à bout de force, s’arrête tous les dix mètres, pose la tête sur ses bâtons, reprend sa marche. Quand nous le croisons, il parle à peine. Il esquisse tout au plus un léger sourire qui fendille ses lèvres gercées par le froid et le soleil.
Plus tard à la tombée du jour, alors que nous sommes bien reposés de la matinée de marche, nous voyons Daniel revenir, étourdi, les lèvres brûlées, les yeux tombant. Il l’a fait, ce lac Tilicho, il en est fier, et après s’être débarbouillé, il nous rejoint Marcel Adrian et moi à la salle de restaurant, pour un repas chaud au coin du feu…
Comment
[…] cinq ou six mules sur lesquelles sont perchés les russes, ceux que nous avions croisés au lac Tilicho. Je n’envie pas le froid qui doit les fouetter, à cette altitude, sans efforts physiques pour […]