Départ vers 6h30, comme chaque matin. Le temps est clair, l’aube embaume les vallées. Après avoir empaqueté notre barda et englouti un petit déjeuner frugal, nous laissons Marie, Or et Tom au niveau d’un point de contrôle des autorisations*. Nous bifurquons rapidement sur un petit sentier qui continue de l’autre côté de la Marsyangdi Nadi (rivière), en empruntant l’une de ces passerelles métalliques, nombreuses dans la région.
De Dharapani à Chame, sentier ou piste forestière ?
Nous accumulons de la hauteur vers des plateaux cultivés où quelques locaux sont au travail. Les premières montagnes enneigées scintillent. Sur les sentiers où des multitudes d’oiseaux chantent joyeusement, nous commençons à suer. Le chemin est parfois très étroit, et c’est justement sur un de ces passages que nous bataillons avec un troupeau de vaches noires en pleine prise de décision : « Qu’est c’qu’on fait Marguerite ? – Comme d’hab’. On broute. » Un petit effort, elles finissent par collaborer : les unes sautent sur des talus en brisant des mottes de terre, les autres pivotent très légèrement l’arrière-train pour laisser un minuscule passage par lequel nous nous faufilons en prenant garde à ne pas recevoir un coup de rein qui pourrait nous précipiter dans le vide.
Mon regard oscille entre le sol – il faut bien regarder là où on pose les pieds – et ce sommet haut de 5560 mètres à notre gauche. Là-haut sur le large passage du Namun La (La signifie col en tibétain) qui permet de rejoindre la vallée de Pokhara en traversant le pays Gurung, la poudreuse vole en tourbillon – quel froid glacial ça doit être, alors qu’ici la chaleur nous fait enlever une première couche de vêtements !
Un peu plus loin, nous retraversons la rivière pour rattraper la route sur quelques centaines de mètres. Notre obstination persiste, à chercher systématiquement les anciens sentiers, en évitant la route à Jeeps. Après le petit village de Danaqu, des pics rocheux entrecroisés forment de curieuses gorges sinueuses. Les parois des falaises ont été lissées par des millénaires de cascades agitées.
D’après la carte (cette carte d’une utilité relative est loin d’être une IGN !), un sentier coupe les gorges par le bas et rattrape, un peu plus loin, la route qui elle monte sec avant de redescendre. Vous l’aurez deviné, nous plongeons sur ce sentier au niveau d’un ponton à poutres en porte-à-faux laissé à l’abandon ; ces passerelles sont constituées, de chaque côté, de deux troncs d’arbre comblés de branches et de terre, coincés par une quantité de lourdes pierres et qui se rejoignent fébrilement au milieu du cours d’eau. Au milieu, le ponton tangue comme il faut. Très vite, nous nous trouvons bloqués par un ensemble d’éboulis de rochers, à l’endroit même où nous aurions dû passer sous une mince cascade se jetant dans les eaux moirées d’un torrent furieux. Nous n’avons d’autre choix que de remonter l’éboulis pour rattraper la route – il n’y a pas de danger, mais la sensation de vide derrière moi, accentuée par le sac qui donne l’impression de me tirer en arrière, me prend à la gorge. Je m’énerve même contre Marcel qui essaie simplement de m’aider. On peut parfois se surprendre.
« En suivant mon ch’min de petit bo – nhom – me »
Après avoir quitté ces courtes gorges couvertes de forêts humides, un nouveau sentier abandonne la route, bien plus emprunté celui-là. Ça correspond cette fois exactement au sentier « bas » indiqué d’une part sur la carte topographique, d’autre part sur le graphique de dénivelés que le bureau des permis nous a fourni. Nous soufflons en mangeant quelques fruits secs au milieu d’un kharka* de basse altitude dont il ne reste que les ruines de bergeries abandonnées. Nous reprenons ensuite notre route à travers une vallée torrentielle verte et riante qui s’élève droit vers des monts saillants et gris. Nous avons déjà parcouru une bonne distance lorsque nous rencontrons un nouvel éboulement, ancien à en juger par la végétation qui y a déjà poussé. Pourtant nous perdons la piste. Pendant un moment, nous remontons le sol inhospitalier, glissant sur les petits cailloux couverts des feuilles de bambous, mais ne trouvons pas de trace. Rattraper la route serait trop aléatoire, elle doit être beaucoup plus haut vu le relief qui nous surplombe. Faire demi-tour ? Nous ne le considérons même pas. Nous décidons alors de couper droit à travers les flots de rochers, progressant avec une lente assurance, cherchant les espaces stables en tapant de nos bambous (bâtons de marche qui nous sont devenus indispensables) les pierres sur lesquelles nous envisageons de poser nos pieds, basculant tout doucement notre poids pour nous défendre de tout glissement du terrain. En un rien de temps, nous apercevons ce qui pourrait être notre piste ; c’est bien le sentier que nous rattrapons !
« des quadrillages si parfaits, si réguliers, que me vient l’idée d’un artiste fou qui serait venu poser sa patte sur cette nature magique »
La barrière faite de branchages épineux que nous contournons doit être élevée pour les bêtes, ou pour les randonneurs qui viendraient dans l’autre sens. Avec ces crottins de chevaux frais et les nombreux bambous encore verts taillés à la machette, le sentier ne peut être que régulièrement emprunté ! C’est du moins ce que nous pensons à ce moment-là.
Tout le corps tiraille, les jambes sont lourdes, les épaules écrasées, sous un soleil accablant que seule une petite brise engouffrée dans les gorges adoucit. C’est un effort bien différent de la procession continue des routes bien tracées qui montent régulièrement. Là, nos jambes se déploient sur des marches naturelles hautes, dans des positions souvent inconfortables, sur des sentes si étroites que parfois, par prudence, Marcel pose son sac pour venir m’aider.
Soudain, au milieu d’une clairière verdoyante, nous croisons quelques chevaux sauvages réunis dans la ruelle d’un hameau abandonné ; des maisons de bois, pour la plupart d’anciennes Guesthouse, indiquent le village de Latamarang vantant la présence de Hot Springs. Depuis quand ce village est-il abandonné ? Pourquoi ce sentier peu praticable est-il toujours indiqué sur la carte datant de 2015, ainsi que le village ? Mystères…
L’état des maisons me donne l’impression qu’un cyclone est passé, délabrées, le bois pourri, la végétation a repris ses droits en un rien de temps. J’ai le vif sentiment d’être arrivée dans un coin de paradis perdu, avec ces plantes foisonnantes, ce torrent joyeux, ces montagnes grimpant à des altitudes divines où d’immenses pins sont accrochés, fiers, sur le moindre bout de rocher. Le sol herbeux est strié de sentes d’animaux sauvages qui forment parfois des quadrillages si parfaits, si réguliers, que me vient l’idée d’un artiste fou qui serait venu poser sa patte sur cette nature magique.
Sur la rive opposée, alors que nous continuons notre route, les avalanches de pierres forment des saignées blanches qui s’écoulent jusque dans le torrent. J’ai l’intuition que c’en n’est pas fini, de nos ascensions déséquilibrées. Et en effet, une nouvelle fois nous reprenons la pente ascendante à travers un sol de terre glissante jusqu’en haut d’un gouffre ; devant nous, un pan de la montagne s’est complètement détaché. Le passage des bêtes, des autochtones et (je l’imagine) des quelques randonneurs qui, comme nous, ont emprunté ce sentier, a tracé une piste alternative qui jouxte le vide ; de la terre accumulée et quelques racines sont les seuls supports sous nos pieds.
Landslide, qui a dit landslide ?
Je commence à fatiguer. Nous dormirons à Chame ce soir, ce n’est pas si loin d’après la carte, mes jambes tremblotent mais nous décidons de persévérer jusqu’à destination avant de manger un repas chaud ; de toute façon, les nouilles chinoises nous font moyennement rêver.
La journée nous réserve une dernière surprise : un éboulement de terre si friable qu’aucune trace n’est visible, nous obligeant à l’attaquer directement par le cœur. Sous nos pieds lourds, le terrain glisse en multitudes de petits cailloux dansant jusqu’à tomber, bien plus bas, dans le torrent enragé. Là encore, il suffit d’équilibrer son poids et d’assurer ses prises pour se sentir en sécurité ; toutefois une dernière partie de quelques mètres me met en difficulté, Marcel a su la franchir avec ses grandes jambes robustes mais un sentiment de panique me prend, exactement le genre de sentiment inutile dans ces moments-là. Après avoir posé son sac à dos, Marcel revient pour me tendre la main et m’aider à hisser tout ce poids vers un terrain plus solide.
« Nous nous racontons nos journées autour du réconfortant Dal Bat quotidien et d’un poêle brûlant qui nous tient pour quelques heures bien au chaud »
Je pensais être arrivée au bout de mes capacités, et pourtant, nous apprenons que les capacités sont les barrières qu’on se met en tête. Depuis plusieurs heures que j’espère voir un morceau de village et abandonner mon sac, ruminant parfois à voix basse « j’arrête, je m’assois et j’arrête », je marche encore, avec un certain enthousiasme malgré la fatigue marquée dans mes mouvements. Ce village, nous finissons par l’apercevoir à la sortie d’une forêt de magnifiques pins parsemée de clairières couvertes de mousses. Et mieux encore : là, devant nos yeux ébahis, se dresse la majestueuse stature de l’Annapurna II, un pic presque symétrique vu d’ici, culminant à 7937 mètres.
Nous arrivons à Chame dans la fin de l’après-midi. Une asiatique, randonneuse comme nous, nous aborde dans la rue : « Ah you are the two french ! Your friends are being worried about you ! ». En effet, Marie, Or et Tom sont à la Guesthouse depuis deux heures déjà. Nous croyant devant eux, ils s’inquiétaient quelque peu, jetant quelques regards furtifs à travers la fenêtre, déjà bien détendus sous leurs couettes. Leur chemin, empruntant cette route à Jeeps que nous voulions éviter, les aura menés bien plus haut sur la montagne, sous les yeux de la chaîne proéminente du Manaslu (le huitième plus haut sommet culminant à 8163 mètres d’altitude), à travers des forêts d’épicéas et de déodars, bien plus haut dans ces gorges profondes que nous, nous sillonnions presqu’à hauteur de torrent. Nous nous racontons nos journées autour du réconfortant Dal Bat* quotidien et d’un poêle brûlant qui nous tient pour quelques heures bien au chaud.
Je m’endors ce soir-là confortablement dans mon sac de couchage, les yeux pleins du blanc de ces colosses himalayens que nous n’avons qu’entrevus, et d’un sommeil si lourd que bien peu de rêves viennent me visiter…
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* Autorisations : chaque espace de randonnée (Annapurna, Manaslu, Everest,…) requiert un permis d’accès, ainsi qu’une carte TIMS (Trekkers’ Information Management System)
* Kharka : Espace herbeux où les villageois amènent leurs troupeaux à la saison chaude. Par extension le terme kharka qualifie aussi la bergerie d’alpage ou de forêt.
* Dal Bat : littéralement « riz au lentilles », est le plat typique du Népal (on peut le comparer au Thali indien bien que ce soit souvent moins goûtu), composé d’une monstrueuse platrée de riz blanc, d’une soupe de lentille généralement très salée, d’un curry de pommes de terre (tarkari), d’un papadum (galette croquante de soja noir) et selon les cuisiniers de quelques autres légumes ou achards (le tout à volonté bien sûr !)
2 Comments
On a du mal à croire que toutes ces péripéties tiennent en une journée !
Ça a effectivement été une très longue et rude journée pour nous.