Matin frais, les premières tâches de lumières piquent les sommets enneigés. Au premier plan, des monts couverts de sapins, sombres silhouettes qui se détachent des géants blancs. Nous prenons une jolie sente à travers une forêt de pins frais au sol couvert d’épines qui tamise chaque pas et rappelle les bois des montagnes françaises, avec ces arbres hauts, ces rochers de granit éparpillés sous la mousse fraîche. Nous suivons quelques porteurs lourdement chargés de sacs de trekkeurs (quatre ou cinq sacs saucissonnés dans de la ficelle). 40 kg. Je me sens légère avec mes 14 kg tous mouillés. Une femme du pays, de toute petite taille, mène paître son troupeau de buffles. Le ronronnement du torrent, imperturbable, s’élève des entrailles de la vallée.
Swargadwari Danda, la porte des 3000 mètres
Tom l’anglais marche devant, je l’entends chantonner entre les arbres. Il rattrape un groupe de militaires népalais qui démarrent leur journée par un footing. Marcel et Marie sont derrière moi, j’entends parfois au loin la voix pleine d’un enthousiasme infatigable de Marie. Or (l’israélien) a pris une Jeep jusqu’à Pisang. Il se plaignait la veille d’une douleur au testicule. « J’ai connu un gars qui s’est fait une entorse de la couille, et couic ils ont du couper ! » avait généreusement confié Marie, la veille, avec son mythique accent québécois.
Le corps raffermi par les journées précédentes, je marche tranquillement. Je me perds dans des rêveries qui changent la mesure du temps. Les jambes avancent à grands pas automatiques. En sortant de la forêt, l’esprit recroquevillé dans de doux refuges, la rêverie s’efface d’un mouvement d’yeux. Les montagnes majestueuses me ramènent à la réalité.
Un gigantesque mur gris, lisse, aux couches successives de granit brillant au soleil, se dresse à plus de 2000 mètres au-dessus de nos têtes. La montagne semble avoir simplement basculé avec l’émergence des sommets. « Sacré Wall ride », me glisse Marcel qui m’a rejoint, imaginant peut-être son VTT de descente apparaître. En contrebas, l’eau est toujours turquoise, les éboulements blancs-gris, les sapins droits, les hauts rocs couverts d’une herbe jaune.
Nous traversons quelques villages qui nous indiquent que nous nous approchons toujours plus du Tibet. Sur les places centrales trônent de majestueux murs de prière avec leurs innombrables moulins, longs de plusieurs dizaines de mètres. Respectueux des quelques traditions bouddhistes que nous connaissons, nous prenons soin de contourner ces longs murs par la gauche, en actionnant les moulins cylindriques en métal, Om mani padme Om, prières envoyées au vent. Nous pénétrons une large vallée couverte de résineux bordée de deux immenses à-pics qui ferment l’horizon en des contours sculpturaux. Quelque part sur ce sentier, nous passons la barre des 3000 mètres d’altitude.
A notre droite, l’immense paroi grise du Swargadwari Danda change à mesure que les rayons obliques du soleil se déplacent. Le vent siffle dans les branches. Quelques cascades et flaques gelées évoquent le froid de la nuit, et pourtant il est presque midi. Les gants qui gisaient depuis des mois au fond de mon sac à dos trouvent enfin leur utilité ; avec ce lent changement d’altitude et de climat, apprendre à s’habiller est primordial – éviter de transpirer la journée, garder plusieurs couches de vêtements pour le soir, lorsque l’inactivité ne permet plus de réchauffer nos corps.
Les villages de Pisang
Nous arrivons dans l’après-midi au village de Pisang, composé d’une partie « basse » (Lower Pisang) où nous dormons dans une Guesthouse à l’isolation précaire (les rafales de vent sifflent entre les planches de notre chambrette, glaciale au milieu de la nuit), et d’une partie « haute » (Upper Pisang) perchée près de 200 mètres plus haut, sur le flanc de la montagne. Là-haut, les drapeaux tibétains claquent au vent le long de ruelles étroites. Un monastère blanc domine les maisons en pierres sèches, dont les toits en lauzes et en bardeaux de bois sont couverts d’herbes jaunes. Les autochtones ont de beaux visages ronds, fendus d’yeux noirs et bridés, pommettes hautes, petites tailles, cheveux épais et noirs de jais, la peau d’un brun foncé qui tire vers le rouge sous les vents violents et le soleil brûlant de ces régions montagneuses.
Nous quittons Pisang le lendemain matin après nous être accordés une heure de sommeil supplémentaire. Marcel ne l’entend pas de cette oreille, aux premières lueurs il avait déjà atteint le village haut pour profiter du paysage bleuté de l’aube. Lorsqu’il redescend, le petit déjeuner se termine – il engloutit en quelques bouchées sa tsampa et nous voilà partis pour une nouvelle journée. Le froid est pénétrant, les tuyaux noirs qui descendent des montagnes et alimentent le villages en eau, étaient encore gelés à notre départ, mais dès que le soleil sort, la chaleur se glisse sous nos vêtements que nous devons retirer, couche après couche.
Pisang – Ghyaru, un pas de plus vers les hauteurs
A la sortie de la vallée, un ancien mur de prières débouche sur une vertigineuse passerelle métallique de l’autre côté de laquelle démarre un sentier menant sur les flancs du mont Pisang. Une longue et intense ascension, de 3200 à 3700 mètres d’altitude (le sommet du mont Pisang culmine bien au-dessus, à 6091 mètres). Je reprends mon souffle régulièrement, sous le soleil déjà brûlant du matin, et profite de chaque arrêt pour détourner mon regard vers le Sud où, devant mes yeux ébahis, un vent impassible enroule des cumulus de toutes tailles autour de la massive robe de l’Annapurna II. Bien haut dans le ciel, les vautours déploient leurs ailes d’une envergure incroyable et sur les branches des petits sapins qui parfument l’air, de petits oiseaux colorés, noirs et rouges, verts pommes, chantonnent avec gaité.
« devant mes yeux ébahis, un vent impassible enroule des cumulus de toutes tailles autour de la massive robe de l’Annapurna II »
Les derniers lacets de ce sentier mènent sur la placette d’un village, ombragée par un grand arbre encore nu de l’hiver. Une dame malvoyante d’un âge avancé tourne dans le sens des aiguilles d’une montre autour d’un beau chörten blanc en marmonnant des mantras, après avoir péniblement tenté d’enflammer les branches de cèdres dans le brûle-encens traditionnel. Je l’aide à la tâche, renforçant la flamme de ses fébriles allumettes avec celle d’un briquet. Avec un sourire édenté, elle me tapote sur l’épaule et me tourne le dos en faisant un signe de main. Je la suis en silence pour quelques tours et m’arrête au cinquième. Au sixième tour, il aurait fallu en faire un septième, en suivant les règles tibétaines, et pour accomplir le cycle, j’aurais du en faire 108, comme le nombre de prières à réciter.
Nous faisons ici nos adieux à Marie, Or et Tom qui décident de continuer leur route. Nous, on a bien envie de rester un peu ici. Une nuit au moins, profiter de l’après-midi pour grimper plus haut, vers un stupa solitaire qui nous fait de l’œil sur le flanc de la montagne.
C’est un village de bout du monde…
2 Comments
Merci pour ces agréables moments à regarder vos photos et à lire vos récits. Bonne continuation pour votre long périple.
Au plaisir de vous revoir lors de votre retour à Vallon Pont d’Arc.
Odile.
Merci pour ce message qui nous encourage à continuer à narrer nos aventures sur ces pages. Et ça sera pour nous aussi un plaisir de vous revoir quand nous reposerons les pieds sur les terres Ardéchoises qui, avec la cuisine française, parfois nous manquent 🙂