Quelque part au fond de l’Himachal Pradesh, la vallée de Spiti – la Terre du Milieu en langue locale, c’est-à-dire la terre entre le Tibet et l’Inde – dissimule des contrées perdues, accessibles aux plus téméraires, qui comblent les sens ouverts des voyageurs en quête d’émerveillements. Accessible d’avril à octobre, lorsque les routes montagneuses sont déneigées, il nous a fallu une semaine depuis Delhi sur notre Royal Enfield pour atteindre la communément appelée Spiti. Joyau des montagnes aux couleurs inimaginables sacrifiée à l’érosion du vent, du soleil et de la neige, royaume de villages tibétains et de monastères perchés sur des falaises acérées en forme d’immenses stalagmites.
Froide beauté
C’est un soir de la mi mai. Le soleil vient de disparaître derrière les montagnes. Le ciel était d’un bleu vif monochrome jusque tard dans l’après-midi, avant d’être visité par de petits moutons blancs et de longs stratus filandreux. Du haut des sommets culminant à plus de 6000 mètres, de longues coulées de neige tôlée dégueulent vers les falaises de quartz et de phylitte. Nuances d’argent, d’ocre et d’orange. Plus bas le long de la Spiti, la rivière au cours sinueux donnant son nom à la région, les champs en terrasse verdoient des premières jeunes pousses timides de matar (petits pois) dont les habitants feront commerce, à la fin de l’été, après les quatre mois possibles de culture, vers les plaines de Delhi.
Le froid crépusculaire s’est installé, vif, doublé d’un vent léger, cinglant les visages qui s’emmitouflent sous des capuches et des capes en peau de yack. Peaux brunes, écaillées sur les joues, yeux bridés, paupières bombées, pommettes hautes… des traits qui troublent les frontières entre deux pays-mondes : l’Himalaya indien qui dégringole jusqu’aux villes grouillantes d’hindous, et le Tibet englouti dans l’Empire chinois qui s’étend jusqu’aux mégalopoles économiques ultra-modernes des côtés de la mer de Chine.
La Spiti possède, elle aussi, sa ville. Sa capitale même ; Kaza, quelques 3000 habitants et nombres de petits commerces qui fournissent tout ce qu’il faut à la vie pratique moderne – internet et téléphones mobile, petits garages automobiles et motos, gaz… et les uniques station essence et distributeur bancaire de la vallée. Pour le reste, quelques villages émergent par-ci par-là de ces paysages immenses et lunaires ; ensembles de bâtisses à la chaux peintes en blanc entourées de parcelles de terres arables. On vit autant au bord de la rivière, à 3800 mètres d’altitude, que dans les montagnes, au-delà des 4000 : l’opinion locale s’enorgueillit de posséder le plus haut bureau de poste du monde à Hikkim, tandis qu’à Kibber on accède à l’un des plus haut village du monde traversé par une route carrossable.
Peu d’âmes, mais quelles âmes !
Là-haut, à pied ou en motocyclette, on s’apprête à vivre la fin d’un nouveau jour. Des âmes solitaires sillonnent les sentiers de bergers. Atteindre le petit hameau de Chicham, isolé par un canyon vertigineux au fond duquel les eaux d’un torrent bouillonnent, est une autre paire de manche. Deux larges pylônes bétonnés révèlent la construction d’un pont. Mais pour l’heure, c’est une petite cage métallique d’un mètre carré tout au plus, suspendue à un long câble qui tutoie le gouffre, qui permet la traversée. En plus de leurs chargements de laine, les bergers n’hésitent pas à y monter par groupes de quatre, trois assis sur le rebord de la nacelle, dos au vide, la jambe pendante. Lorsqu’un cinquantenaire largement éméché, couvert d’un Borsalino délavé et affublé d’un costard noir trop grand, se pointe pour rentrer chez lui, on lui réserve une place de choix au fond de la nacelle.
A quelques battements d’ailes de rapace de là, à Langza, les cheminées commencent à fumer sur les toits où bottes de foin sèchent et bannières de drapeaux tibétains volent au vent. Lovées au creux d’un plateau vallonné, à 4200 m d’altitude, la vingtaine de bâtisses blanches font face à de larges champs, sous l’œil bienveillant d’un grand buddha orange. Non loin, quelques troupeaux éclectiques de domestiques (gris baudet, blanc mouton, brunes vache) et de sauvages (beige chamois) piétinent des buissons verdâtres, asséchés par le froid et le vent, parsemant des étendues jaunes d’herbes et rosâtres de roches. Tout autour l’horizon est fermé par des montagnes aux sommets blancs. Le ciel se charge de nuages menaçants assombrissant ce paysage d’une gaité désertique. L’atmosphère est proche du silence, et l’air empli du frais des montagnes.
Soudain, le sol se met à trembloter. Un grondement sourd parvient dans la terre fraîche des ruelles. Très vite, à ce brouhaha percussif, un concert de bêêê- et mêêê- lements de toutes les tonalités se mêle à quelques mugissements affolés. Ils surgissent d’une butte, par la cime, par tous les flancs, sur toute la hauteur, en une course effrénée. Le sol tremble pour de bon. Les poils longs et les bouclés, les cornes pointues ou entortillées, les houppettes devant les yeux, se ruent vers leurs enclos respectifs accolés aux bâtisses, en soulevant des nuages de poussière. Les grandes bovines, perdues, déséquilibrées par la pente, s’arrêtent net à l’entrée du hameau, et quelques ânes pris en chasse par un jeune garçon accélèrent leur course.
Une fois les bêtes au bercail et la nuit tout à fait tombée, on se retrouve dans la salle à manger. Sur des coussins posés au sol le long des murs, un grand-père est assis. Il marmonne des mantras en égrenant son chapelet, ouvrant un œil bienveillant entre deux prières pour aider sa petite-fille à faire ses devoirs. Un poêle en métal rectangulaire posé au centre de la pièce fait office de chauffage – il gèle dehors – et de cuisinière.
A la chaleur du poêle
La grand-mère aux petits yeux noirs enfoncés sous des pommettes hautes, la peau lissée par le froid et striée des rides de l’âge, a épinglé sur ses épaules, en guise de cape, un grand châle beige. Leur belle-fille, Nasia, silhouette fine et légère enveloppée sous des couches de vêtements serrés, s’occupe de servir le thé et prépare le dîner. Dans une petite pièce sombre accolée à la salle à manger, une marmite à vapeur est posée au sol ; belle-fille aidée de sa belle-mère y préparent des momos à la purée de pomme de terre, de leurs doigts fins et de leurs gestes méthodiques : une petite boule de pâte, on enfonce le pouce, on aplatit en une petite galette, une cuillérée de purée, on referme en formant un croissant. Quand les momos sont confectionnés, la belle-fille amène la marmite à côté du poêle. Elle soulève la grande jarre d’eau bouillante pour dévoiler une ouverture circulaire, la pose au sol, puis elle plonge la main dans un seau plein de crottins et de brindilles séchées et jette quelques poignées dans le brasier. Elle repose la jarre par-dessus l’ouverture, et à côté, la marmite.
Le grand-père récite toujours ses mantras. Posé sur la fenêtre, un petit téléphone portable à la sonnerie monophonique retentit à plusieurs reprises, sans succès pendant un temps ; le réseau est faible là-haut. Quand la communication fonctionne, Nasia entend la voix de son fils et de son mari, en séjour à Kaza pour quelques jours. Quelques minutes d’une conversation effrénée où chacun braille dans le téléphone, pour pouvoir porter leur voix assez loin pour être entendus.
Au moment où la conversation téléphonique s’achève, l’électricité arrive. La dégustation des momos commence – un concert de slurps en témoigne – et la pièce, qui était éclairée par quelques bougies depuis la tombée de la nuit, s’allume. Hormis le poêle, les coussins et de grands tapis au sol, une grande armoire intégrée recèle des quelques trésors utiles à la vie dans ces montagnes : élégante vaisselle, quelques photos de famille, un filtre à eau, et une télévision cathodique. Pendant le repas, on l’allume (on ajuste l’image qui saute en tapotant sur le côté du poste) et on zappe sur des programmes variant du Bollywood à l’eau-de-rose, au Men In Black 3 version hindi, en passant par les News en hindi et un feuilleton pop indien où des travelos se déhanchent sur une place publique au son d’une musique électronique. Peu à peu, tout le monde s’assoupit devant la télévision qui tourne toujours, les ventres bien remplis et le poêle qui s’éteint à petit feu – de l’autre côté de la porte, dans le couloir qui mène au chambre, le froid attend patiemment d’attraper les dormeurs se dirigeant sous les lourdes couettes chaudes de leurs lits…
At last they entered a world within a world, a valley of leagues where the high hills were fashioned of the mere rubble and refuse from off the kness of the mountains …
Surely the gods live here beaten down by the silence and appalling sweep of dispersal of the cloud-shadow after rain.
This place is no place for men.
RUDYARD KIPLING
3 Comments
voyageurs en apesanteur!
Merci pour la promenade, merci pour ces belles photos !
Merci pour ton conseil sur Dawei ! Magnifique ton blog 🙂