J’arrive un soir à Rameswaram en train, vers 22h, avec trois quart d’heure d’avance. Vous avez bien lu, d’avance. Après une vive négociation pour quelques dizaines de roupies avec un chauffeur de tuk-tuk qui m’assure connaître l’hôtel dans lequel Marcel a pris une chambre, je trouve mon homme dans les rues, sa grande silhouette reconnaissable parmi les centaines d’indiens. Construite sur la petite île qui pointe vers le Sri Lanka, aux confins de l’Inde, Rameswaram dégage une atmosphère particulièrement plaisante, des routes défoncées aux rues criblées de petites échoppes et de magasins aux enseignes colorées. Pour y accéder, le train a emprunté un long pont de deux kilomètres, longé par un second pont routier perché sur des piliers bien plus haut.
De la ville des pèlerins…
Au centre de la ville, des milliers les pèlerins indiens louvoient déjà tôt le matin autour du grand temple Ramanathaswamy, dans des rues où les guesthouses aux rooftops offrant des vues imprenables sur la ville d’un côté, la mer de l’autre, se succèdent. Des peintres indiens, petits hommes souples et élancés, sont perchés sur les hautes tours du temple, juchés sur des échafaudages branlants en bambou, le pot de peinture jaune à la main, le pinceau dans l’autre. Au pied, une bande de sâdhus, réincarnation indéniable des Rolling Stones, vaque sur le trottoir, sous la lumière diffuse d’un ciel gris et bas.
Tout au long de la journée, la masse des pèlerins quittent le temple après y avoir reçu leurs vingt-deux bains sacrés. Dans ce temple nous pouvons entrer, pas comme celui de Puri. De larges couloirs bordés de colonnes colorées et de sculptures hindous mènent vers ces « bains » ; ce sont plutôt des puits, au fond desquels des hommes récupèrent à l’aide d’un petit seau de l’eau versée sur la tête de chaque hindou. Partout ça sent la javel, et les pierres grises du sol sont détrempées.
En sortant du temple, la foule se rend à la mer pour les dernières ablutions, au milieu des troupeaux de buffles massifs et de chèvres aussi grandes qu’un veau, et sous le regard vigilant des pygargues et des corneilles qui craillent sur les poubelles, sur les fils électriques, ou sur le dos des buffles en compagnie de quelques hérons garde-bœufs. De petits cochons noirs courent, se ruant sur les derniers déchets arrivés. Juste à côté, des travailleurs quittent le local du service technique, une brouette ou un balai à la main, se glissent entre les familles de pèlerins pour ramasser les détritus balancés dans les rues et sur les plages.
… au village de pêcheurs
Les oiseaux sont aussi attirés par les décombres du village de pêcheurs, de l’autre côté du port, repère à poissons séchés et poissons pourris. Cette plage ressemble à un terrain de chantier naval permanent, foisonnant de bateaux en cale sèche ; et sur l’eau, à perte de vue, une marée de bateaux verts qui rappelle les flottes armées de jadis, du temps des conquêtes et des chevaliers. Ce jour-là, tous les pêcheurs sont restés à terre, parce qu’un bateau n’est pas revenu depuis plus de deux jours. Ils vont se mettre à la recherche des quatre pêcheurs perdus aujourd’hui même. Sur le quai principal un indien nous raconte cette histoire : « Le grand chef, il nous a dit de ne pas prendre la mer aujourd’hui ». Il parle français, c’est surprenant de rencontrer un indien qui parle français dans un coin comme celui-là, encore plus un français pointé d’un fort accent béninois ; il y a travaillé cinq années, et tout dans son rire et sa voix fait penser à l’Afrique.
Le grand chef du port arrive justement. Il nous salue fièrement, « You french ? You Christian ? I am Christian too ». Marcel, il connait bien ce prénom, beaucoup de pêcheurs s’appellent Marcel par ici, et moi je deviens Caroline, Sainte-Caroline…
De petites maisons tissées en bambou et des églises chrétiennes couvrent le village de pêcheurs. Il y a toujours cette odeur de poissons pourris, et les rapaces qui tournoient. Les chiens errants sont pour certains marqués de misère et de mort jusque sur leur peau. La mort, la merde, cette Inde en est transpirante, avec tous ces corps d’animaux nus exhibant organes sexuels et trous du cul, la vie à l’état le plus primitif et le plus misérable.
« la légende du Ramayana, celle où Rama aurait envoyé son armée de singes, menée par Hanuman »
Mais dans la misère il y a encore plus de chaleur, encore plus de sourires. Quelques pêcheurs perchés sur le pont d’un bateau en cale sèche accueillent Marcel à bord. Un travailleur est enfoncé sous le plancher du pont, occupé à réparer le moteur. Pendant ce temps, deux femmes écaillent des poissons. Elles me demandent avec leur grand sourire mon mari, mes enfants, ma religion, comme toujours, avec leur force inscrite sur le visage, dans chacun de leurs gestes. Juste derrière leur cahute, des travailleurs repeignent en vert et rose pâle, les bateaux. D’autres raclent à l’aide d’une spatule en métal les cales saturées de balanes. Il y a ceux qui hissent un bateau hors de l’eau, sur un support en bois massif, à la force d’un câble tiré par le vrombissement d’un moteur et de dix travailleurs plus ou moins costauds, plus ou moins maigres. Et tous rient et causent.
Dans un coin du port, les chauffeurs de tuk-tuks viennent se cacher pour flemmarder ou fumer un joint, à quelques pas des pêcheurs qui réparent et confectionnent les filets, nettoient des bateaux, ou s’activent à déplacer une lourde hélice.
Ces hélices viennent droit d’un atelier situé un peu plus haut dans le village, où la forge jaillit du sable. Près du métal en fusion, des hommes bruns couverts de sueur alimentent le feu. Certains tournent les axes sur une imposante machine à sculpter le métal, et d’autres assemblent les hélices, assis, en tongs, concentrés sur le travail de précision. Les travailleurs prennent un peu de leur temps pour nous faire visiter le petit atelier, jusqu’à ce que le grand chef, un autre grand chef, passe par là. Très vite, ils reprennent leurs postes respectifs.
Danushkodi, les vestiges d’un cyclone
Et toujours le temple, au loin, trône. Même depuis la pointe de l’île nous apercevons ses tours, à 20 km à vol d’oiseau de là. Après un court trajet en bus, nous longeons une plage de sable jusqu’au village abandonné de Danushkodi, détruit par un cyclone en 1964 ; il n’en reste plus que la carcasse d’une église et quelques maisons, aujourd’hui entourées de moult cases à bibelots conçues en feuilles de bananiers. Autour, quelques villages isolés sont plantés là, imperturbables, comme prêts à affronter tous les éléments apportés par la mer. Plus loin encore, sous un vent fort et un ciel d’orage menaçant, la lande se détache vers le Sri Lanka.
A perte de vue, l’océan. S’aventurer au-delà de cette pointe risque de nous faire tomber dans la légende du Ramayana, celle où Rama aurait envoyé son armée de singes, menée par Hanuman, pour sauver sa femme Sita des griffes du démon Ravana…