Quelques chaïs face au golfe du Bengal
Les pieds dans le sable, les cheveux dansant dans la brise rosée de fin d’après-midi, Pacou apporte trois chaï brûlants et les pose sur la petite table qui fait face à la mer. Juste derrière se dresse sa petite échoppe en bambous, couverte de vieilles bâches noires comme il en est des dizaines alignées sur cette partie de la plage. Parmi les quelques cases à chaï et restaurants de fortune où le poisson fraîchement pêché est grillé en tandouri, des familles et des couples vivent dans ces maisons d’un autre temps, face à l’immensité de l’océan. A côté de l’échoppe de Pacou, un couple de cinquantenaires partage toute la journée un travail lent, préparant le thé pour les clients de passage, et quand les heures se font plus sombres c’est à l’alcool qu’ils terminent leurs besognes et les voilà partis, comme chaque soir, pour une intense dispute qui se terminera le matin suivant, quand leurs regards se feront plus doux.
« des dizaines d’hommes et d’enfants sont éparpillés partout, accroupis, seuls ou en petits groupes »
Pacou a vingt ans. La démarche balancée, un jean serré et un bandana dans des cheveux noirs mi-longs en bataille, le jeune homme s’est entiché d’un western style branché qu’il a sans doute adopté à force de fréquenter les occidentaux de passage. Il a toujours connu les touristes et les routards blancs, dans l’accueillante Dog & Duck guesthouse que son oncle tient à cinq minutes à pied de là. Il nous raconte que cette échoppe sur la plage, il l’a construite lui-même, et il compte bien y attirer du monde, créer une atmosphère shanti shanti, avec musique et location de surf ou de body board. Il avale son chaï d’une traite et scrute l’horizon de son regard noir. « I love surf you know », nous dit-il un jour. L’image du surfer me vient, je la cultive, Pacou en a la dégaine. Mais quelques jours plus tard au cours d’un énième monologue dont il a le secret, il glisse : « Yeah, I surfed maybe three or four times in my life »…
Une belle femme à la peau tannée aux yeux gris-jaunes et à la démarche cassée en deux à cause d’une jambe foutue par la polio, crie depuis l’intérieur de l’échoppe une phrase en oriya, la langue locale. Quelque chose qui pourrait être : « Veulent pas manger les deux blancs ? ».
« My friends ! dit alors Pacou. Tell me if you want to eat something ! Take your time, take your time », il ne cesse de répéter. Le temps nous le prenons. Sur la mer, quelques surfers débutants s’essaient sur des vagues pleines d’écumes, entre des baigneurs occidentaux, et de nombreuses familles d’indiens qui s’immergent tout habillés, barbotant comme des enfants en pleine découverte de la mer. Ces indiens sont pour beaucoup des pèlerins venus à Puri pour accomplir le pèlerinage de Char Dham.
Puri, sur le pèlerinage de Char Dham
À quelques kilomètres de là, après avoir traversé les ruelles poussiéreuses de la ville où les tuk-tuks klaxonnent à tout va en se frayant un chemin entre les passants, les voitures, les vaches, les charrettes, les rickshaws, les effluves d’épices et d’égouts, l’immense temple de Sri Jagannath brasse tous les jours des milliers de pèlerins. Familles bien vêtus, mendiants, vieilles femmes ridées, le peuple hindou dans sa diversité se presse devant la Singhadwara (Porte aux Lions en sanscrit) pour entrer dans l’édifice. Devant, c’est un bordel tout indien, où chaque mètre vendeurs de babioles et chauffeurs de tuk-tuks usent de tous leurs talents pour vendre au prix fort objets ou services aux touristes. Diverses musiques émanent des fumées d’encens et à l’occasion d’imposants buffles nourris par les pèlerins bloquent la circulation déjà suffisamment dense autour du temple.
En face, une rue bondée bordée de dizaines de boutiques de vêtements et souvenirs, mène à la mer, sur la plage la plus grouillante de la ville : la Moden Beach. Là, pèlerins et indiens se rendent après leur visite au temple pour quelques ablutions dans l’écume des vagues. Ils barbotent dans l’eau, profitent des tours en jet-ski ou en chameau, sillonnent les stands de bibelots et street food qui recouvrent le sable piétiné, où jonchent des détritus et plastiques en tout genre qu’inlassablement les autochtones jettent au sol.
« d’imposants buffles nourris par les pèlerins bloquent la circulation »
La foule est concentrée sur un espace si restreint de la plage que les kilomètres qui nous ramènent sur notre bout de plage semblent irréels ; pas une âme, un sable sali, où les morceaux de carton sont broutés par quelques vaches au regard ahuri, où quelques chiens rachitiques se reposent après avoir creusé un trou dans le sable à la recherche d’un peu de fraîcheur. Régulièrement, des coulées d’eau jaillissent d’une bouche bétonnée, amenant les égouts de la ville directement dans la mer. Peu à peu, la plage se couvre de ces cases en bambou et nous retrouvons Pacou, toujours assis à son échoppe. Un peu stone, il papote avec quelques blancs en se faisant tourner un pétard. Puri, comme tout lieu saint en Inde, jouit d’une certaine tolérance si ce n’est une légalisation de la plante sacrée de Shiva.
Derrière l’échoppe, des bandes d’indiens de tous les âges jouent au criquet sous l’œil imperturbable des corneilles et des zébus. Des pêcheurs longent la mer d’un pas assuré, un vent marin s’engouffre dans leurs cheveux mouillés. Chaque vingt mètres, ils plongent dans les vagues en jetant un filet qu’ils remontent toujours avec un ou deux poissons blancs, insoupçonnables dans ces vagues pleines d’écumes.
Vacances, pèlerinage et village de pêcheurs
Ces pêcheurs vivent dans une partie de la ville qui commence à quelques pas de là, un village de pêcheurs qui semble avoir été englouti dans l’expansion des constructions. « The slum ! », nous dit Pacou. Certaines maisons à l’allure branlante et aux toits bâchés semblent certes bien précaires, mais il y règne une vie toute villageoise. A l’entrée, de grandes barques en bois sont alignées sur le haut de la plage, là où quelques pêcheurs réparent et tissent d’immenses filets qu’ils emmèneront la nuit même en pleine mer. Tout le long, une grande plage aussi droite que longue s’étend à perte de vue. Sur le sable doré, des dizaines d’hommes et d’enfants sont éparpillés partout, accroupis, seuls ou en petits groupes, occupés à faire leurs besoins que la mer effacera à la prochaine marée, en même temps que tous les détritus abandonnés.
La plage ne fait toutefois pas seulement office de toilettes publics ; des gosses s’amusent, certains avec un cerf-volant fait de deux tiges en bois, d’un morceau de plastique et de fil de pêche enroulé sur une large bobine. Les petits cerfs-volants de l’Inde, ce sont comme des pépites qui dansent dans le ciel. D’autres enfants posent avec enthousiasme devant l’objectif de Marcel qui, réveillé tôt le matin, s’en va se promener parmi les villageois. La mosquée chante ses prières de l’aurore, et à quelques pas les fidèles chrétiens rejoignent la petite église perdue entre les baraquements de pêcheurs. Quelques vaches gloutonnes s’enfilent les déchets laissés partout sur le sol, les corneilles d’Inde à manteau gris se mêlent aux rapaces, des pygargues à tête blanche et au plumage marron.
« une atmosphère shanti shanti »
Au petit matin, les hommes remontent les barques qui reviennent d’une nuit à la pêche : les embarcations les plus légères sont portées à la force des bras, et les plus lourdes, à moteur, sont tirées à l’aide d’un système de câble enroulé autour d’une roue en bois. Sur les embarcations à moteurs, près de dix petits hommes forts et secs, la peau d’un noir assombri par les années de soleil et de sel, le turban enroulé autour de la tête, reviennent de leur nuit en mer. Après avoir affronté les murailles de vagues qui claquent vers les berges, ils ramènent le poisson étalé sur le fond du bateau tapissé de glaçons. Des femmes aux saris colorés bercés par leur lente marche attendent le poisson, qu’elles récupèrent dans de grandes bassines en aluminium posées sur leur tête.
Et toujours la mer, infatigable, vient mourir sur cette plage aussi diversifiée que l’océan est plat, dans un fracas de vagues accompagné des chiens qui aboient, des pèlerins qui rient, des quelques postes qui jouent de la musique amenée par le vent du soir.
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