Un pied sur le quai, le second prêt à se poser sur le sol métallique, la main accrochée à la barre latérale, et l’engin démarre à une vitesse qui nous surprend. Tout juste le temps de basculer mon poids dans le wagon, Marcel de sauter à côté de moi, le train est déjà presque hors de la grande gare de Churchgate – l’un des deux terminaux du centre de Bombay, qui brasse toute la journée des milliers d’indiens en route pour les banlieues Nord.
Emportés par la foule
Tout le long de la rame, des têtes et des corps sont cramponnés aux portes grandes ouvertes, les cheveux au vent. On me regarde d’un œil curieux, je suis une femme et les femmes sont pour la plupart dans des wagons réservés. Du moins assises sur les bancs. Pas accrochées aux portes comme les jeunes hommes. Pourtant là, dans cette simple situation que des centaines d’indiens vivent chaque jour, un souffle de liberté m’enveloppe ; la vitesse, l’air extérieur, le paysage qui défile sous mes pieds, ils ne peuvent pas imaginer que cela puisse être interdit, ailleurs dans le monde…
Dehors, des vêtements colorés sont suspendus aux fenêtres d’immeubles de toutes époques dans lesquels le moindre bout d’appartement semble habité. Les bus vrombissent dans le flot de petits véhicules. Moteurs, klaxons, sirènes de passages à niveau, odeurs de curry et de friture, de plastique brûlé et de goudron qui chauffe.
La gare de Mahim. C’est là où nous descendons. Nous achetons quelques samosas aux pommes de terre épicées, que nous dévorons en traversant un pont métallique encombré d’une épaisse foule. Au bout, une grande rue surplombée d’un flyover. C’est l’entrée du quartier de Dharavi. Du gris partout, le gris des chemises et du sol poussiéreux, pointé du rouge des carcasses animales suspendues, des multitudes de couleurs des saris… Des travailleurs de tous acabits, livreurs, commerçants, vendeurs ambulants, des enfants qui vont à l’école, des mendiants, chanteurs de rue, estropiés,… se bousculent sur une superficie de moins de 2 km², un ancien terrain marécageux autrefois asséché par des communautés de pêcheurs pour en faire un terrain constructible et habitable ; ils avaient vu juste ! Avec sa population de près d’un million d’habitants travaillant pour la grande majorité sur place, cette ville dans la ville est censée être le plus grand bidonville d’Asie.
Le secteur est un condensé d’habitations à deux étages en béton, en briques, en tôle ou en n’importe quel autre matériau de récupération. Au rez-de-chaussée, les boutiques. A l’étage, les habitations. Les autochtones répondent allègrement à nos salutations, certains avec un regard noir et inexpressif, cette attitude indienne de toiser sans bouger les yeux, sans aucune question et aucun complexe. D’autres, souvent les plus jeunes ou ceux qui parlent quelques mots d’anglais, nous posent les questions d’usage : « Where are you from ? », « First time in India ? »…
Les vaches sacrées broutent les morceaux de carton devant des boutiques minuscules. Le vendeur de boulons, le vendeur de tuyaux, le vendeur de graines (riz, blé, cacahuètes,…). Nous avançons d’un pas assuré en nous tordant les chevilles sur le sol défoncé, un peu mal à l’aise, curieux, observateurs, et à travers une telle effusion d’inconnu, nous nous retrouvons en un clin d’œil à la sortie des ruelles ; une longue avenue pleine de circulation débouche sur de modernes tours d’immeubles en construction. Le jour est bien entamé, l’activité est à son comble, nous sommes toujours à Bombay et pourtant cette ville n’a aucun lien logique avec les artères propres du centre que nous avons parcourues hier, lors de notre quête désespérée d’un livre.
Travailler en plein air à Dobi Ghat
Emportés par la foule, nous remontons dans le train, vers le Sud cette fois, jusqu’à la gare de Mahalaxmi. Là, de l’autre côté de la voie ferrée, un autre visage de Bombay s’étale sous un pont routier où les véhicules bouchonnent. De longs fils s’étendent sur les toits plats de maisons à deux étages, où des tissus de toutes les couleurs sont suspendus, là le vert, à côté le pastel, plus loin les nuances du blanc au noir. Le quartier de Dobi Ghat est une laverie à ciel ouvert, un refuge de douceur encastré entre les rails du train et de hauts immeubles en construction, où le linge propre volette en embaumant l’air d’un parfum de lessive. Le soleil perce, timide, à travers des nuages gris. De nombreux touristes comme nous s’arrêtent sur le pont et prennent quelques clichés en se laissant donner l’explication de leurs guides, toujours un peu différentes, sur le contexte de ce quartier : pour certains il aurait 120 ans, pour d’autre il daterait d’avant l’indépendance de l’Inde. Pour l’un, les travailleurs sont tous des hommes venus des campagnes alentours où ils ont laissé leurs familles, pour l’autre ils sont nés ici et ne connaissent rien d’autre que la laverie. J’apprécie subitement toute la difficulté d’écrire, de raconter, tant l’interprétation diffère avec chaque interlocuteur, avec notre propre jugement qui, toujours, déforme un tant soit peu la réalité.
Nous descendons les marches dans l’idée d’aller voir de plus près. Un homme un peu bedonnant, l’air sérieux, nous affirme qu’il faut payer pour entrer, « il faut contrôler les touristes », dit-il sur un ton robotique. Si vous commencez à nous connaître, payer n’est pas notre fort dans de telles situations. Alors nous rebroussons chemin.
Ce qu’on a fait le reste du jour ? Je ne m’en souviens pas. Mais en fin d’après-midi, nous reprenons le train pour faire une seconde tentative à la laverie. Sauter dans le premier train en gare ? Mauvaise idée quand son trajet ne fait que les grandes gares ; nous nous retrouvons bien trop au nord, et le temps perdu à revenir sur nos pas nous aura fait manquer le coucher de soleil. La nuit tombante offre toutefois sa part de discrétion et nous pénétrons dans cette mystique laverie sans aucune forme d’attention.
This is my home, my parent’s home, my children’s home…
Derrière la première ligne de maisonnettes qui forme un cercle à l’intérieur de l’enceinte, des centaines de boxes en béton longent des passages détrempés, tout juste assez larges pour que deux personnes se croisent. Sous des bâches déployées entre les maisons, de grosses machines à tambours sont grandes ouvertes.
« Le travail est terminé depuis 16h », nous dit Radesh, un père de famille souriant qui nous guide avec joie à travers les ruelles. « Là, nous faisons bouillir l’eau ». C’est un espace fermé, couvert de cendre, où des brasiers permanents cuisent des tonneaux rouillés encastrés dans de l’argile. « Pour stériliser le linge des hôpitaux ». Juste dehors, deux collègues de Radesh sont en train de vider l’eau de grands tonneaux ; un liquide blanchâtre, un peu gluant, s’écoule dans les rigoles vers les évacuations sous-terraines situées au centre de la ruelle, sous les boxes en béton qui appartiennent tous aux familles du quartier. Radesh en possède deux, juste en face, où des enfants jouent. « My children », dit Radesh. Ils sont nés ici, comme leur père, comme leurs grands-parents avec lesquels ils partagent la maisonnette familiale transmise de génération en génération. De quand date la construction de la laverie ? Les bassins ont 150 ans. L’eau ? Le gouvernement leur fournit de l’eau trois heures par jour. Tôt le matin. Ça leur suffit. Ils travaillent de 6h du matin à 17h. Sept jours sur sept. Radesh est plutôt joyeux, ce soir il va boire des bières avec ses collègues.
Quand nous repartons, la nuit est tout à fait noire. Radesh nous accompagne jusqu’à la sortie des ruelles qui sentent le propre, vers la grande rue poussiéreuse qui sent le chaï et la bouse de vache. Nous lui demandons furtivement s’il faut vraiment payer pour entrer, il rit en disant que non, il n’y a pas de raison.
De retour dans notre quartier propret de Colaba, même le restaurant indien où nous dînons, un précaire rectangle en préfabriqué accolé aux grands bâtiments coloniaux en pierre, semble surfaite. Les hommes d’affaire indiens gras du ventre et les bandes de jeunes branchés qui y mangent sont bien loin de l’instant d’avant. Une lueur de bonheur m’atteint, en dégustant un Masala Dosa : nous avons encore de belles années de découvertes culturelles devant nous, avant que la globalisation n’engloutisse les contrastes de la Nature humaine.
Comment
Alors qu’ici, le soleil ne semble pas avoir envie de patager notre quotidien malgré le printemps…
Un peu de couleur nous fait du bien !
Biz.