Trois mois de voyage au rythme népalais, une longue marche dans les montagnes et une agréable routine dans le centre de Katmandou, nous auraient presque fait oublier ce qu’est l’Inde. Et pas n’importe quelle Inde ! Celle de Delhi, suractive, surpeuplée, la ville que nous pourrions décrire par tous les superlatifs imaginables, sans pour autant parvenir à transmettre l’effet ressenti en parcourant ses rues. Certains voyageurs en repartent après leur première nuit, d’autres filent de l’aéroport directement vers les plages, les montagnes ou toute destination plus calme que la capitale, une poignée attrape même le premier vol retour disponible. Mais avec un peu de ténacité, affronter Delhi et son foisonnement est une expérience, bien que non recommandable, qu’on commence à savourer dès la fin de l’immersion.
Climat de fournaise
Il est 6h, le soleil se lève. Large disque blanc vers l’horizon des plaines. Quelques charrettes tirées par des vaches et des chameaux parés de décorations chatoyantes longent le highway. Des femmes aux saris colorés, bambins sur le dos, s’activent autour de bidons suintant de goudron noir. Par-ci par-là, des enfants, adolescents et hommes pointillent la campagne, a deux, seuls ou en groupe. Ils sont accroupis le pantalon sur les genoux, une bouteille d’eau à la main, et regardent notre bus passer, impassiblement occupés à leur affaire.
Je passe ma main dans les cheveux, durs comme du foin. La poussière jaune de la campagne aride de l’Uttar Pradesh, depuis la frontière népalaise, s’est insinuée partout. Après trente heures de voyage en position assise, la bouche pâteuse et les jambes engourdies, nous arrivons dans la banlieue de Delhi. Le bus s’arrête au bord d’un trottoir, au milieu d’un chaos de routes entrelacées où les chauffeurs d’auto rickshaws attendent de pied ferme. Ils lancent la bataille alors que les passagers sont encore occupés à décharger leurs bagages :
« Tuk-tuk, Madam ?
– No, bicycle, thank you, dis-je en désignant le vélo que je viens de récupérer.
– Tuk-tuk, Sir ? En se tournant vers Marcel.
– Bicycle too, thank you !
– Tuk-tuk ? Only 200 roupies !, revient-il à la charge.
Les vélos sont ceux que nous nous sommes procurés à Katmandou en prévision de la suite de notre voyage. Pour l’heure, encastrés dans le coffre sans ménagements par les employés de la compagnie de bus, la porte fermée avec élan finissant de tasser le tout, ils ont souffert du trajet ; pédale qui a pris du jeu, peinture rayée, aluminium mis à vif par endroits, manette de dérailleur cassée…
Après avoir chargé nos bagages, nous nous dirigeons à travers les klaxons et les queue-de-poissons jusqu’au quartier de Paharganj, connu pour sa concentration d’hôtels bons marchés. Inutile de prospecter, le premier rabatteur qui nous repère nous dégote au pas de course – réellement, il court devant nos vélos – une chambre dans un hôtel où le backpacker se perd dans la masse des vacanciers indiens. Des familles entières partagent de petites chambres caverneuses, se relayant pour dormir. Emballages, papiers, ou mégots trouvent rarement le chemin jusqu’à la poubelle et sont abandonnés aux quatre coins de la pièce. Dans les couloirs, des discussions entre voisins de paliers animent toutes heures du jour et de la nuit, couvrant la musique des séries B bolywoodiennes provenant des chambres aux portes grandes ouvertes ; des plans fixes sur les yeux humides de femmes désespérées et désespérantes, observant avec impuissance leurs hommes qui se battent, à coups de poings ou à coups de dollars.
Notre chambre, dotée d’une simple petite fenêtre, est un nid à chaleur humide rendant l’air encore plus brûlant qu’à l’extérieur. Les murs constamment ombragés par l’immeuble voisin distant de moins d’un mètre ont subi des années et des années de climat subtropical, de moussons et de moiteur, étalant la moisissure dans les menuiseries. La porte de la salle d’eau est rongée dans les quatre coins. Le savon se décompose. Les vêtements ne sèchent pas, et l’eau naturellement tiède de la douche ne rafraîchit plus. Le bon côté, c’est que sortir de l’hôtel devient une nécessité !
Delhi, Cité aux mille facettes
Passé le hall climatisé de l’hôtel tenu par une famille musulmane essentiellement occupés à partager des repas (à dix autour d’une petite table), il suffit de poser un pied sur le pavé pour que l’affrontement commence. D’un côté, le voyageur abasourdi, de l’autre, cette ville où la dynamique du 21e siècle se mêle à toutes les traditions possibles – culturelles, religieuses, humaines, historiques – dans une fourmilière désorganisée.
Paharganj Main Bazar est une longue artère qui a tout l’air d’une rue piétonne (ou d’une route sans trottoirs), au détail près qu’elle est investie par tout être ou objet capable de se déplacer. Des occidentaux aux regards égarés tentent de se frayer un chemin entre les véhicules (taxis, rickshaws, motos, voitures ou vélos) dont le maître mot est invariablement « klaxonner ». Des charrettes en bois sont tirées par de hautes et élégantes vaches blanches aux longues cornes qui marchent d’un pas nonchalant, en abandonnant derrière elles d’impressionnantes bouses. Les chiens errants deviennent, en comparaison, de bien piètres pollueurs. Tout autre espace libre est investi par les étalages des commerçants, les véhicules garés, les échoppes ambulantes, les lourds panneaux publicitaires en métal, les mendiants assis sur leur bout de goudron… Au milieu de ce chaos se faufilent quelques enfants au visage sale, l’épaule alourdie sous le poids d’un sac plein de bouteilles plastiques qu’ils revendront trois sous. Avec ces yeux misérablement débrouillards d’enfants des rues, ils collent aux basques du moindre touriste indien ou étranger, sur une distance non négligeable, tapotant de leurs petites mains nos cuisses, s’ils sont assez grands le bas de notre dos, en réclamant 20, non 10, non 5 roupies, « please madam » !
Au coin des ruelles qui puent la pisse, une eau nauséabonde stagne dans des rigoles remplies de déchets. Des multitudes d’enseignes flamboyantes recouvrent parfois intégralement les façades d’immeubles branlants : magasin de vaisselle en plastique, de T-shirts de foot ou imprimés « I Love India », boutique de téléphones portables ou d’appareils électroniques,… l’attirail fantastique qui absorbe des siècles de traditions, et propulse un pays à certains aspects moyenâgeux dans les nouvelles nécessités d’un présent fou !
Dans l’après-midi, après avoir avalé un plat d’alu gobi (curry de pomme de terre et choux fleur) accompagné de chappattis dans un tiffin* de coin de rue, nous arrivons devant la grande mosquée de Delhi. Sur les longues marches de pierre rouge, en rangées bien nettes, s’alignent jambes tremblantes, moignons, pieds en forme de poire, mains sans doigts, bras sans mains, bustes sans bras… les estropiés du quartier gagnent leur pain quotidien. Juste au-dessus, sur les branches d’un immense arbre au feuillage vert, les corneilles noires au plumage brillant croassent d’un ton menaçant, le bec grand ouvert comme pour tenter d’évacuer cette chaleur insupportable. De l’arbre, un écureuil surgit, saute sur un fil électrique qu’il traverse avec l’élégance d’un funambule, se fige quelques secondes avant de décamper. Et là-haut dans le ciel, les rapaces décrivent des cercles parfaits, parfois l’un ou l’autre plonge vers le sol, à la chasse aux rats qui vivent entre les caniveaux et les tas de détritus.
De Old Delhi Bazaar à la place des anglais
Au pied de la mosquée s’étend le Old Delhi Bazar, un quartier de maisons basses bordant un dédale de ruelles et de passages qui grouillent d’hommes au calot, de sikhs à turbans, de barbes oranges de henné, de chauffeurs de rickshaws… au milieu de cette foule, les quelques femmes vêtues à l’occidental se mêlent au flot de leurs compatriotes couvertes d’amples tissus traditionnels. Seuls les beaux yeux expressifs et finement maquillés transpercent le voile de la musulmane. L’hindoue, tête couverte du bout de son sari, dévoile son ventre sans pudeur.
Dans les boutiques on trouve de tout, de la pâtisserie indienne au boulon, du morceau de viande accroché au-dessus d’une table dégoulinante de sang, au vendeur de camelote. « Cheap price, best quality ! », tonnent les commerçants intrépides, toujours prêts à descendre le concurrent voisin. Devant un refus, une hésitation, il y aura toujours du mieux, du moins cher, du plus utile, on est prêts à nous vendre un attirail de marmites s’il le faut !
La chaleur et le monde ayant raison de nos pérégrinations, nous plongeons dans la bouche de métro la plus proche. Les couloirs tout habillés de marbre gris et climatisés, mènent vers des quais luxueux qui feraient pâlir certaines stations du métro parisien. Nous montons dans un train plutôt rempli sans être bondé, d’une propreté inouïe en contraste avec la ville, quelques mètres au-dessus. A l’approche de Rajiv Chowk, la grande jonction du centre, certains passagers nous prient de bien vouloir reculer pour organiser leur descente en se postant le plus proche des portes. Nous descendons aussi à cette station, mais j’observe avec intérêt cette attitude spécifique soit des consciencieux, soit des angoissés. La réponse m’est vite donnée : le train ralentit devant une foule de regards sombres, tous prêts à l’assaut. Plus une parcelle du quai n’est visible. A peine les portes ouvertes, nos compagnons de wagon pourtant si bien préparés se trouvent emportés – et nous avec – dans un flux hooligan incontrôlable qui plonge dans le train comme des fourmis en panique ; en jouant des coudes et des bras, nous parvenons à nous extraire de la meute, mais il est fort possible que d’autres n’aient pas pu en faire autant.
Et il faut s’enfuir…
A la recherche de cartes routières, nous sillonnons la Connaught Place, la grande place circulaire construite par les anglais au temps colonial, où les classes bourgeoises d’autochtones et de touristes se retrouvent pour déjeuner dans l’un ou l’autre restaurant chic, pour s’habiller dans l’une ou l’autre boutique de luxe. Entre les magasins de marque, quelques librairies parsèment la place, et nous finissons par y trouver ce qu’il nous faut : Himachal Pradesh, Jammu & Kashmir, North-East India et Myanmar. Nous sommes enfin prêts à nous enfuir de la capitale…
Pas n’importe comment, une sortie en beauté, au petit matin à dos de Royal Enfield, depuis l’atelier de Mister Lalli Singh – un grand sikh à l’humeur joyeuse – situé au cœur du quartier des mécaniciens motos de Karol Bagh … Nous traversons la ville vers les banlieues, jusqu’aux immenses halles aux légumes et aux fruits, jusqu’aux quartiers populaires où quelques enfants font leurs besoins sur le trottoir, jusqu’aux entrelacs de routes et de véhicules… et jusqu’à cette grande colline trop carrée et trop fumante pour être naturelle, que le soleil levant me fait apercevoir à contre-jour, flanquée de silhouettes de femmes et d’hommes et de vaches occupées à fouiller les détritus de la ville…
*Tiffin : ou Boui-boui, petit restaurant
2 Comments
J’aime cette ambiance que vous transmettez!
Comme si c’était hier…
Ha ça commencait à me manquer ces » petits » voyages à distance . Merci pour la carte postale aussi . Bizz