Le 10 mai, nous quittions la chaleur suffocante de Delhi sur la selle d’une Royal Enfield Bullet Machismo, direction les montagnes de l’Himachal Pradesh, du Ladakh et du Cachemire. Nous avions un mois pour sillonner des routes que Marcel avait déjà découvertes en grande partie lors de son voyage en 2012, et nous laisser engloutir par la masse mouvante de la circulation indienne.
500 CC, réservoir argenté dans lequel se reflète un monde sphérique, selle en faux cuire noir, la Royal Enfield Bullet Machismo a de la carrure. Une caisse orange pleine d’outils est glissée dans un des racks latéraux. De l’autre côté, un sac à dos est harnaché avec des sangles, un second est posé par-dessus le tout, derrière le passager. La position du conducteur est idéale pour un roadtrip de plusieurs semaines : selle confortable, guidon haut et large. A l’arrière, plusieurs ajustements seront nécessaires les premiers jours pour trouver une bonne position, répartir mon poids afin ne pas rendre la conduite plus difficile, avec les près de 400 kilos que Marcel doit manœuvrer.
Nous sommes arrêtés à un feu rouge, cernés de véhicules et de piétons, de klaxons et de bruits de moteurs, d’odeurs de gaz d’échappements, de poubelles et de friture. Il est 7h, nous quittons Delhi. La Bullet émet son profond et lent ronronnement. Je pense un instant à la journée de la veille, dans l’atelier de location moto de Mister Lalli Singh.
« Il est 7h, nous quittons Delhi. La Bullet émet son profond et lent ronronnement »
Ce sikh longiligne et boiteux, au visage illuminé de joie et marqué de cernes révélant sa charge de travail, nous avait consacré sa journée. Préparation de la moto, explications des réparations de base, paperasse, entre quelques pâtisseries indiennes et des brins de causette. Il nous avait entre autre raconté cet anglais revenu à l’atelier deux heures après lui avoir acheté une Royal Enfield pour lui demander de la reprendre, refroidi par la circulation de Delhi.
En fin de journée, Lalli avait orné notre Bullet d’un collier de fleurs orange et prononcé une puja (prière rituelle) ; le mécano prononçait une prière musulmane et nous étions invités à nous recueillir dans notre propre état d’esprit, « with your own spirit », avait dit Lalli. Peu importaient les mots employés, il s’agissait de nous souhaiter bonne route, protéger la moto des mauvais augures, et que « le Ciel, Shiva, ou Allah… » nous protège. Connaissant le chaos de la masse animale de la circulation indienne, je remettais ma foi en la seule personne que je jugeais capable de nous sortir de tous les pétrins : Marcel, son attention et ses réflexes.
Quelqu’un pour passer son permis à Delhi ?
Le feu passe au vert. Embrayage, première vitesse, Marcel tire sur l’accélérateur. La Bullet devance en quelques secondes la marée de véhicules. A peine plus rapide que le flux, une manière de garder un certain contrôle dans le chaos de la circulation indienne, m’indique Marcel.
Nous roulons à gauche en Inde, et les conducteurs ont le volant à droite. Le clignotant ne sert que très peu. Parfois, une voiture se range à gauche, en double file, et actionne le clignotant droit pour signifier : « tu peux me doubler ». Logique inversée, mais on prend le pli. Jusqu’au jour où, manque de bol, nous tombons sur un non-civilisé, utilisant le clignotant droit pour tourner à droite. On frôle le carambolage. Je dis frôle parce que Marcel, il n’y a pas à dire, il la maîtrise la moto. Moi au guidon, je ne sais pas si nous aurions pu écrire cet article.
Les rétroviseurs, s’ils n’ont pas été repliés ou démontés, n’ont pas d’utilité. Personne ne se soucie de ce qu’il y a derrière. Tout se passe là où les yeux noirs des conducteurs sont rivés, statiques, c’est-à-dire devant. Droit devant. Pas à gauche, pas à droite. Devant.
Le seul outil de communication utile est le klaxon. Aaah, le klaxon ! Qui a été en Inde se souvient de ce brouhaha de bip-bip incessants, des quelques Cucaracha ou autres mélodies qui émanent de camions Tatas. Le klaxon sert à tout : comme doubler, tourner, ou avertir les piétons, vélos, rickshaws engagés un peu plus loin sur la voie que ralentir n’est pas dans le projet du chauffeur. Un véhicule qui s’arrête face à un feu rouge ou une vache (les « sacrées » chanceuses !) et en quelques secondes une cavalcade de klaxons se met à retentir derrière lui. Il y a aussi ces chauffeurs dont la main semble réagir à tout élément extérieur, klaxonnant tous les mètres. Et quelquefois, des véhicules semblent avoir définitivement collé la commande de l’avertisseur sonore ; un tuuuuuuuuuuuuuuut ininterrompu transperçant l’ambiance déjà animée.
Highway et High ways
Il fait une chaleur de plomb. On est à la mi-mai, la plaine de Delhi est sèche et sans vent. L’air qui glisse sur notre peau est si chaud qu’on a la sensation d’entrer dans un four, et elle s’intensifie encore en prenant de la vitesse sur l’autoroute en direction de Chandighard.
Sur cette deux fois deux voies bordée d’une multitudes de restaurants, bouis-bouis, vendeurs de fruits ou jus de canne à sucre assis à l’ombre de leurs parasols, le jeu consiste à slalomer entre les divers usagers. La circulation n’est guère plus rapide que 80 km/h, mais il faut rester attentif aux nombreux véhicules qui s’engagent sur cette « autoroute » comme on s’engagerait sur un chemin de campagne. Et pour doubler ? Ma foi… double là où il y a de la place. On pourrait imaginer que la voie de gauche est consacrée aux véhicules les plus lents. Ha, tu te mets le doigt dans l’œil ! Les plus gros camions, chargés de deux fois leur volume traînent leur carcasse sur n’importe quelle voie, parfois en quinconce. Quelques aventureux sont même engagés à contre-sens.
» Et pour doubler ? Ma foi… double là où il y a de la place »
Sur le bas-côté, des chameaux, des zébus, des hommes tirent des charrettes en bois, zigzaguant entre les camions rangés à cheval entre la bande d’arrêt d’urgence (si c’en est une) et la voie (si ce n’est complètement sur la voie), le conducteur faisant une sieste à l’ombre de son véhicule. On n’est plus étonnés d’ailleurs de voir quelques femmes couvertes de saris colorés accompagnés d’enfants, des chiens ou des vaches (les moins pressées) traversant la route. Enfin… l’autoroute !
Après Chandigarh, la route plonge dans les montagnes. Marcel attaque le goudron, prend des virages serrés. Gauche, droite, gauche, la moto se couche toujours un peu plus entre ces lacets sinueux. A l’arrière, je prends mon pied. De la douce adrénaline, les cheveux au vent, les plaisirs de la moto m’attrapent.
Sauf qu’on est en Inde, et qu’une route de montagne à virages serrés est abordée de la même manière que n’importe quelle autre route. Courtois ou simplement non-suicidaire, Marcel laisse quelques mètres entre la Bullet et les véhicules plus lents, en attendant d’avoir suffisamment de visibilité pour doubler. Des dizaines de voitures – beaucoup de taxis transportant des vacanciers indiens, pressés d’arriver à destination – se collent alors à notre roue, la main sur le klaxon pour signifier « pousse-toi je passe ». Ils se mettent à notre hauteur, nous forcent à nous déporter vers le bas côté avant de doubler le véhicule lent, pariant qu’aucune voiture n’arrivera dans le virage. Et même si une voiture devait surgir, ces veinards ont une chance invraisemblable, bien souvent au centimètre près.
Pourtant, il n’est pas rare de voir au bord des routes des carcasses de camions, bus ou voitures, gisant là, le pare-choc complètement enfoncé ou plié en deux, la cabine du chauffeur broyée… avec pour seule relique une figurine de Shiva toujours collée au tableau de bord qui, allez savoir pourquoi, a promis un mauvais Karma au véhicule.
5 Comments
Coucou les amis!
Je ne sais pas ou vous êtes mais je me plait à immaginer qu’en regardant mes pied je vous vois de l’autre coté de la planête.
Alors avec transfert d’energie direct via le coeur de la terre je vous fait un gros calin!!
J’pense à vous!
Ciao
Stéphane
Mi mai … Ha comme j’aimerais être mi-mai ! On est debut octobte et il fait 5 degrés le matin !
Bon enfin du rêve à lire à nouveau, quoique du rêve qui pourrait visiblement tourner au cauchemard . Prenez soins de vous et soyez prudents , on veut vous revoir ! Biz Béa
5° côté hémisphère nord, ici à quelques centaines de kilomètres de l’équateur à peine on a un bon 30° constant et un taux d’humidité assez peu imaginable !
Loin derrière nous la folie indienne (quoiqu’elle continue toujours à accrocher les souvenirs), mais il paraît qu’en Indonésie on retrouvera un petit goût de culture hindoue. Nous devrions y être dans quelques semaines. En attendant, on pédale toujours en Malaisie.
Des bises,
Coline & Marcel
Toujours aussi extra de vous lire ! L’ambiance de la conduite indienne est si bien rendue !!!!!!Moi , en 4 roues , ça va ; je suis habituée . Mais en 2 roues , je serais morte de trouille avant même de rouler ……… Bonne suite , bon Karma et bon vent !
[…] les routes montagneuses sont déneigées, il nous a fallu une semaine depuis Delhi sur notre Royal Enfield pour atteindre la communément appelée Spiti. Joyau des montagnes aux couleurs inimaginables […]