L’eau du canal lisse comme un tissu de soie coule dans un léger silence. Après tant de transports sur roues, des trains d’Asie pleins de vie aux bus bondés fonçant d’un village à l’autre au milieu de paysages changeants, nous étions prêts à goûter la lente procession du bateau gouvernemental qui relie quotidiennement les villes de Kollam et Allepey. On oublie les klaxons, le brouhaha, pour se laisser bercer par le ronronnement du moteur du bateau. Des sièges confortables, comme ceux des vieilles voitures, rembourrés et inclinés, huit heures au fil de ce canal faisant partie des Backwaters du Kerala.
De Kollam à Alleppey, les Backwaters du Kerala
Cet ensemble de canaux et de lacs d’eau opaque, tant naturels qu’artificiels, est alimenté par des fleuves descendant des Ghâts occidentaux (les montagnes du Kerala). Ils s’étendent parallèlement à la mer d’Arabie, que parfois nous apercevons par-dessus des carrières de sable ou lorsque la terre est vierge de forêts ou de constructions.
Dans les plus étroits passages, l’eau bleue tire sur le vert kaki. Bateaux de pêche colorés et petites barques, à proximité desquelles les plus gros bateau ralentissent par courtoisie, naviguent entre les berges couvertes de cocotiers. Parmi les larges feuilles d’un vert irréel, les singes s’éveillent tout à côté des aigrettes qui reviennent de la pêche, un poisson dans le bec. Les cormorans noirs comme la cendre étendent leurs ailes au soleil, et les pygargues à tête blanche glatissent en battant l’air de leurs grandes ailes.
De grands filets chinois accrochés à des structures en bambous indiquent la présence d’un hameau, d’un groupement de maisons de toutes les couleurs relié à l’autre berge par de petits ponts en béton ou à défaut, lorsque le canal est trop large, par des petites barques qui se chargent de passer habitants, marchandises, vélos… Des mosquées et des églises apparaissent, silencieuses, entre les arbres. Alors que le bateau s’aventure entre des hautes herbes et des roseaux, un large attroupement de canards agite les eaux du canal, des milliers de canards formant une masse grouillante et souple qui se pressent pour conduire leurs progénitures loin de la coque du bateau. Quelques kilomètres plus loin surgissent sur une lande de sable les seuls immeubles rencontrés lors de ce trajet : les tours rosées de l’ashram d’Amma, une femme gourou bien connue pour son « étreinte » emblématique.
Le soleil monte dans le ciel, brûlant, projetant ses reflets lumineux sur l’eau cristalline. A mesure de notre avancée, nous le voyons décliner, tirant sa robe vers le orange puis le rose. Le jour d’un bleu monochrome soutient le vert des cocotiers pleins de fruits qui font de l’ombre aux mille arbustes verts et aux champs de riz s’étendant à perte de vue. Des odeurs de forêt humide amenées par le vent tapisse l’air et parfois, des effluves de poissons nous parviennent d’un petit village de pêcheurs.
Petite altercation
Partout, les enfants des villages saluent le bateau avec ferveur, depuis le pas de leurs maisons ou les sentiers de terre, vêtus des uniformes bleus de l’école indienne. D’ailleurs, un bus entier de gamins passe par là lorsque, dans l’après-midi, deux gaillards apparemment alcoolisés s’en prennent à notre bateau depuis la berge à coup de pavés. Le temps pour le chauffeur de manœuvrer et s’amarrer, les fautifs ne sont plus là. S’en suit une longue et intense discussion entre les agents du bateau et les témoins sur la berge, une enquête commence, les occupants du bateau pris à témoins, un rapport rédigé pour je ne sais quelles suites.
Malgré cette péripétie qui marque une expression grave sur son visage, le chauffeur du bateau est un type enthousiaste et joyeux. Un bel homme au regard noir adouci par d’épais sourcils tombant en-dessous des tempes, il raconte avec entrain : « Tomorrow is holidays ! », quelques jours pour Noël, de quoi fêter en famille et boire des coups avec les amis. Au milieu de l’Inde agitée et bordélique qui fascine et épuise le voyageur, conduire un bateau à 10 nœuds à travers des paysages emprunts d’une telle douceur me semble être le plus beau métier du monde.
Le bateau a pris un léger retard ; nous arrivons près d’Alleppey à la tombée du jour. Le canal se couvre de houseboats, de jolies constructions en bambous qui toutes se ressemblent. Certaines sont de vrais palaces, spacieux, fermés et climatisés ; mais paraît-il le nombre croissant de ces bateaux polluerait fort le canal.
Au milieu de l’Inde agitée et bordélique qui fascine et épuise le voyageur, conduire un bateau à 10 nœuds à travers des paysages emprunts d’une telle douceur me semble être le plus beau métier du monde.
Après une soirée animée par une fête foraine à Alleppey où nous recroisons par hasard le chauffeur du bateau au milieu des manèges branlants et d’une foule colorée réunie pour un festival, encore un festival, nous reprenons un bateau bus le sur-lendemain à 7h30, au soleil levant, pour Kottayam. Une section particulièrement belle des Backwaters et surtout, une embarcation pleine d’hommes en chemise bien repassées qui sans doute se rendent au travail, somnolent, mangent, discutent, lisent le journal… ; nous sommes manifestement les seuls touristes à bord.
En direction des Western Gates…
Les structures vannées des houseboats s’étendent encore loin sur le canal, jusque là où les rizières engloutissent l’horizon et les silhouettes noires des arbres exotiques se détachent du ciel. Nous traversons un petit bout de lac qui s’étale à perte de vue dans les brumes du matin, couvert de-ci de-là par des jacinthes d’eau. Là, des martins-pêcheurs volettent joyeusement.
Les agents vêtus de bleu manient le bateau avec une précision naturelle, réceptionnent le poids contre les pontons et quand une seule personne monte ou descend, donnent un coup de rein d’une élégante fluidité pour aider le bateau à repartir sans perdre trop de vitesse.
Régulièrement des habitants montent et descendent de l’embarcation, parfois en pleine cambrousse, au milieu des marécages et des forêts agonisantes où parmi les bananiers rachitiques, des troncs de palmiers solitaires se dressent contre le soleil. Une petite église rose pâle trône sans sourciller au milieu de nulle part, entourée de quelques baraques esseulées devant lesquelles des dizaines d’hommes discutent, assis paisiblement sur le bord d’un muret et je me demande où ces gens peuvent bien vivre au milieu de ces plaines nues…
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